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mardi 27 janvier 2015

LA CAISSE DE DÉPÔT EN DANGER


Il est intéressant de lire l'article ci-dessous de L'Aut'Journal après avoir vu notre Premier Ministre, Philippe Couillard, manœuvrer pour forcer notre Caisse de Dépôt et Placement (CDPQ) à financer les transports publics.

Comme un élément de la mission de la CDPQ est particulièrement de faire fructifier au maximum les placements de nos caisses de retraite afin d'assurer le versement des pensions, et comme les transports publics (TP) ne peuvent pas normalement faire de profits, un de ces deux résultats peut donc se produire :

1- La Caisse finance les TP dont les administrateurs devront hausser considérablement les tarifs pour assurer de bons rendements à la Caisse. Alors le nombre d'usager diminue, l'usage de l'automobile et la pollution augmentent ainsi que le gaspillage de pétrole importé. Comme les rendements de la Caisse sont mauvais, certains milieux occultes agissent pour la démembrer, la faire disparaitre, afin que nos économies soient administrées ailleurs...

2- Les administrateurs des TP refusent d'augmenter les tarifs sous la pression de la Caisse. Alors les rendements de la Caisse plongent et les mêmes milieux occultes agissent pour la démembrer, la faire disparaitre, afin que nos économies soient administrées ailleurs...

Dans les deux cas les Québécois sont gravement perdants. C'est une catastrophe.

Or, un élément essentiel de la mission de la Caisse doit être d'investir dans des entreprises québécoises rentables qui développent l'économie du Québec par l'exportation de produits finis et la réduction de nos importations, comme c'est tout naturel...

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Le véritable enjeu :
le démantèlement de la Caisse de dépôt

Par Marc Laviolette et Pierre Dubuc, respectivement président et secrétaire du club politique
Syndicalistes et progressistes pour un Québec Libre (SPQ Libre)
L'Aut'Journal  -  Mars 2009


Pendant que des centaines de milliers de Québécoises et de Québécois s'inquiètent à juste titre de leur sécurité financière future et exigent des comptes des responsables de la gestion de la Caisse de dépôt et de placement du Québec, le premier ministre Jean Charest, la ministre des Finances Monique Jérôme-Forget et l'ex-p.d-g. de la Caisse, Henri-Paul Rousseau, cherchent à se défiler.

Se précipitent à leur rescousse, soi-disant pour « dépolitiser » le débat, la firme de cotation Standard and Poor's et la Chambre de commerce de Montréal. Standard & Poor's place la cote de crédit triple A du gouvernement « sous observation négative » par crainte que les débats actuels réduisent « le niveau d'indépendance dans le choix des investissements ».

Quant à la Chambre de commerce, elle offre à Henri-Paul Rousseau une tribune à l'abri des questions pointues au moment où la ministre des Finances annonce l'annulation de la commission parlementaire demandée par les partis d'opposition à l'Assemblée nationale.

Au même moment, sans crainte de se faire accuser de « politiser » le débat, des gens comme Marcel Côté de Secor, Léon Courville, autrefois de la Banque Nationale, et le journal The Gazette profitent de la perte de près de 40 milliards par suite d'un rendement catastrophique de moins 25% pour relancer le débat sur l'utilité de la Caisse et demander son démantèlement en plusieurs unités.

On aura beau tourner autour du pot, la question du rôle de la Caisse et de son avenir est posée et il faut y répondre clairement en montrant les enjeux tant économiques que politiques en cause.

La Caisse contre le syndicat financier

Créée le 21 juin 1965 par le gouvernement Lesage pour gérer la caisse de retraite des fonctionnaires, elle a été dès l'origine objet de controverses. Dans l'esprit d'un de ses principaux concepteurs, Jacques Parizeau alors haut fonctionnaire à Québec, elle avait entre autres pour but de mettre fin au chantage que les milieux financiers exerçaient sur le gouvernement du Québec.

À plusieurs reprises, M. Parizeau a rappelé comment la rue St-Jacques avait provoqué la défaite du gouvernement de Maurice Duplessis en 1939. Même après la création de la Caisse, les milieux financiers ont cherché à favoriser l'élection d'un gouvernement fédéraliste, comme lors du coup de la Brink's en 1970, ou à faire capituler un premier ministre trop nationaliste, comme lorsque la rue St-Jacques a planifié une fausse sortie de capitaux pour obliger Daniel Johnson à signer la Déclaration d'Hawaï dans laquelle il renonçait à son programme « Égalité ou Indépendance ».

Une fois au pouvoir, le ministre des Finances Jacques Parizeau a congédié la firme A.E Ames & Co., alliée de la Banque de Montréal, qui, à la tête du syndicat financier chargé d'écouler les obligations du Québec, cherchait à dicter sa conduite au gouvernement.

M. Parizeau a pu procéder ainsi parce que l'essentiel de la dette de la province était désormais financé par la Caisse de dépôt et d'autres institutions francophones, alors que les institutions financières du Canada boudaient les titres du Québec depuis l'élection de Daniel Johnson en 1966.

Bien entendu, l'existence de la Caisse n'empêche pas les milieux financiers de vouloir intimider les gouvernements. Au lendemain du référendum de 1995, de l'aveu même de Lucien Bouchard, la firme Standard & Poor's l'a convoqué en secret à New York pour menacer le Québec de décote s'il ne réduisait pas sa dette.

Certains politiciens ne craignent pas d'affronter les banquiers et de résister à leurs diktats. D'autres cèdent. Lucien Bouchard fait partie de la deuxième catégorie. Il a convoqué le Sommet du Déficit zéro dont les mesures ont eu pour conséquence le démantèlement des Partenaires pour la souveraineté.

La Caisse, le Québec Inc. et la souveraineté

Dans l'esprit de Jacques Parizeau, la Caisse ne devait pas se cantonner dans le rôle de simple investisseur comme une caisse de retraite ordinaire, mais intervenir activement dans l'économie du Québec. En nommant sur son conseil d'administration des gens comme Alfred Rouleau du Mouvement Desjardins, Pierre Péladeau et Louis Laberge, il amène la Caisse à partir de 1979 à jouer un rôle plus actif dans l'économie du Québec, en conjonction avec les sociétés d'État et d'autres institutions québécoises. Cela donnera le Québec Inc.

La Caisse était également appelé à jouer un rôle crucial dans la perspective d'un référendum gagnant. En 1995, la Caisse se trouve au centre du triangle financier imaginé par M. Parizeau pour soutenir la valeur des obligations du Québec en cas de perturbations. La Caisse, Hydro-Québec et le ministère des Finances accumulèrent à cet effet 17 milliards de réserves liquides. Le Mouvement Desjardins, la Banque Nationale et la Banque Laurentienne, également dans le coup, avaient augmenté leurs liquidités pour un montant de 20 milliards.

C'est ce triple rôle de la Caisse - préserver l'indépendance d'action du gouvernement, promouvoir l'économie du Québec et être un instrument d'émancipation dans la perspective de la souveraineté du Québec - qui en fait la cible des milieux financiers et des fédéralistes.

Une gestion au profit de Power Corporation

Les derniers événements nous amènent à nous questionner sur l'indépendance du gouvernement Charest à l'égard des milieux financiers et plus particulièrement de la famille Desmarais. Standard & Poor's - une firme complètement discréditée aux États-Unis pour avoir coté triple A la compagnie d'assurance American International Group (AIG), Fannie Mae et Freddie Mac - s'invite dans le débat. Puis, c'est au tour de la Chambre de commerce, dirigée par Hélène Desmarais, d'offrir une tribune dorée à Henri-Paul Rousseau, repêché par Power Corporation à la suite de ses déboires à la Caisse.

Bien qu'il n'y ait qu'un coin du voile qui ait été levé, il est évident que la Caisse a été gérée en fonction du nouveau mandat que lui a imposé le gouvernement Charest, soit la recherche du « rendement optimal », tout en investissant le moins possible dans l'économie québécoise.

Lors de la démission d'Henri-Paul Rousseau, un journaliste de La Presse a calculé qu'à peine 15,7% de l'actif total des déposants gérés par la Caisse était détenu au Québec, dont près de la moitié portait exclusivement sur des obligations émises par le gouvernement et des organismes du secteur parapublic. En fait, seulement 8% des actifs de la Caisse étaient directement investis dans l'économie du Québec. C'était moins que les investissements de la Caisse en Russie !

Cependant, sous la gouverne d'Henri-Paul Rousseau, la Caisse ne négligea pas d'investir dans Power Corporation et ses filiales. Au 31 décembre 2007, la Caisse détenait 4,6 millions d'actions de Power, représentant 187,5 millions de dollars. Elle possédait également des titres dans les filiales de Power, soit Corporation Financière Power (212,9 M$), Pargesa (500 000 $) et Groupe Bruxelles Lambert (5,4M$). La Caisse avait aussi un investissement de 131 millions $ dans Total, la pétrolière française dont Power Corp est le principal actionnaire.

À contre-courant des nouvelles tendances mondiales

Soulignons que la volonté exprimée par le gouvernement et ses alliés fédéralistes d'empêcher la Caisse de s'ingérer dans l'économie du Québec va à contre-sens du courant actuel en faveur d'une intervention musclée des gouvernements dans l'économie.

En France, le président Nicolas Sarkozy, l'ami de Paul Desmarais, vient d'annoncer la création d'un fonds stratégique doté d'un capital de 20 milliards d'euros pour contrer les « prédateurs » qui voudraient s'emparer d'entreprises industrielles stratégiques pour les délocaliser ou pour accaparer leurs technologies. Au cœur de cette intervention du gouvernement français, on retrouve la Caisse des dépôts et des consignations qui a servi de modèle à la Caisse de dépôt et de placement du Québec.

Au Québec, la Caisse n'est pas intervenue et a laissé filer le contrôle de l'Alcan au groupe minier anglo-australien Rio Tinto qui est en voie de passer sous le contrôle du géant public chinois de l'aluminium Chinalco dont c'est un secret de polichinelle qu'il reluque les innovations technologiques de l'Alcan pour ses installations chinoises.

Ce qui est bon pour l'ami de Paul Desmarais en France ne serait donc pas bon pour son protégé québécois Jean Charest?!

La Caisse et l'indépendance du Québec

En fait, tout s'explique par la volonté de maintenir le Québec dans un état de domination et de lui enlever les moyens de s'émanciper. Déjà, en 1963, la ministre libérale fédérale Judy LaMarsh s'opposait violemment à la création de la Caisse en déclarant : « La puissance d'un gouvernement possédant autant d'argent serait effarante. En contrôlant les capitaux d'investissement, il serait en position de dominer les affaires. On risquerait de déboucher sur une sorte de national-socialisme, tel qu'il s'exerçait dans l'Allemagne nazie ». (1)

Même Jean Lesage exprimait ses appréhensions. Il s'en était ouvert, lors de sa création, à Éric Kierans : « Croyez-vous qu'il est vrai, comme certains le disent au Canada anglais, que l'apparition de la Caisse de dépôt et de placement nous met sur la route de l'indépendance de façon inévitable? »

Éric Kierans avait alors rassuré le chef libéral mais, en 1980, à deux semaines du référendum, le même Éric Kierans démissionnait avec fracas du conseil d'administration de la Caisse en déplorant le manque d'« indépendance » de la Caisse et en qualifiant d'« intolérable l'ingérence toujours croissante du ministère des Finances ». Deux ans plus tard, il reconnaîtra avoir agi de la sorte parce « je ne désirais pas un Oui au référendum ». (2)

Aujourd'hui, la Caisse est en crise par suite de sa gestion néolibérale. Ses opérateurs financiers, excités par la perspective d'alléchants bonis, ont joué l'argent des contribuables sur les places boursières à l'aide de modèles mathématiques aussi « performants » que les logiciels de gestion des pêches et des forêts qui voyaient des poissons et des arbres où il n'y en avait plus.

Il n'en fallait pas davantage pour rameuter les chacals fédéralistes. Ceux-ci - souvent les mêmes qui exigent la privatisation d'Hydro-Québec - reviennent à la charge pour demander le démantèlement de la Caisse.


Le dernier clou dans le cercueil du Québec Inc.

La partition de la Caisse en plusieurs entités la priverait d'intervenir efficacement dans l'économie du Québec. Elle parachèverait l'opération de déconstruction du modèle québécois dont M. Parizeau a fait le constat lors de son allocution publique du 18 février 2008 à l'occasion des événements entourant la prise de contrôle de la Bourse de Montréal par la Bourse de Toronto.

M. Parizeau avouait que le Québec Inc. dont il avait patiemment contribué à l'édification n'existait plus. Le Mouvement Desjardins s'était allié à la Bourse de Toronto qui avait elle-même signé une entente avec Standard & Poor's pour faire main basse sur 9% du marché des produits dérivés détenu par la Bourse de Montréal.

Quant à la Banque Nationale, des modifications apportées à Loi des banques par le gouvernement fédéral la rend vulnérable à une prise de contrôle étrangère en permettant à un seul actionnaire d'en détenir 65% des actions.

M. Parizeau ajoutait que si, à l'époque, les opérations simples de la Bourse de Montréal avaient été gérées à Toronto - comme c'est désormais le cas - il n'aurait pas pu, lorsqu'il était ministre des Finances, lancer le Régime d'épargne actions qui a tant contribué à transformer les PME en grandes entreprises québécoises.

Couper les ailes et les pattes du mouvement souverainiste

La quasi-victoire souverainiste lors du Référendum de 1995 a causé la panique à Ottawa. La réaction des fédéralistes a été à la mesure de leur frousse. À la loi sur la Clarté se sont ajoutés le programme des commandites et les menaces de partition du territoire québécois - le député réformiste Stephen Harper a déposé un projet de loi à cet effet en 1996.

Deux autres leviers du mouvement souverainiste se sont également retrouvés dans leur collimateur : la reconnaissance diplomatique d'une déclaration d'indépendance par la France et le rôle de la Caisse de dépôt. Paul Desmarais s'est chargé de contrer le premier en courtisant assidûment les milieux politiques et culturels français et en prenant Nicolas Sarkozy sous son aile. La prochaine cible est-elle le démantèlement de la Caisse de dépôt et de placement?

(1) et (2) Pierre Duchesne, Jacques Parizeau, tome 1. Québec Amérique, 2001


SOURCE :  http://www.lautjournal.info/default.aspx?page=3&NewsId=1445

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lundi 26 janvier 2015

SUR NOTRE ACCENT...


L’accent des Québécois et celui des Parisiens

par Jean-Denis Gendron


Deux grandes traditions phonétiques se sont partagé la prononciation du français au cours des XVIIe et XVIIIe siècles : le bel usage et le grand usage. L’une de ces traditions a laissé des traces au Québec, l’autre s’est incarnée ultimement dans la haute société de Paris. Les accents québécois et parisien, on le verra, sont d’abord historiquement imbriqués avant d’être dissociés par la Révolution de 1789. Ce fait représente le trait fondamental de l’histoire de la prononciation du français depuis le début du XVIIsiècle.
Ce qui met sur la piste de cette nouvelle vue des choses, ce sont les louanges unanimes des voyageurs sur la rectitude de la prononciation du français au Canada pendant tout le Régime français (1608-1760), opposées aux sévères réserves des voyageurs du XIXesiècle sur le même accent : aux XVIIe et XVIIIe siècles, tous s’entendent pour dire qu’on trouve au Canada une prononciation sans accent. Ainsi du Père de Charlevoix, lorsqu’il écrit en 1720 :

Les Canadiens, c’est-à-dire les Créoles du Canada, respirent en naissant un air de liberté, qui les rend fort agréables dans le commerce de la vie & nulle part ailleurs on ne parle plus purement notre Langue. On ne remarque même ici aucun Accent.
Ou encore le Suédois Pehr Kalm en 1749, à la suite de son séjour à Montréal et à Québec :
Langue française. Tous, ici, tiennent pour assuré que les gens du commun parlent ordinairement au Canada un français plus pur qu’en n’importe quelle Province de France et qu’ils peuvent même, à coup sûr, rivaliser avec Paris. Ce sont les Français nés à Paris, eux-mêmes, qui ont été obligés de le reconnaître.

Ou bien, en 1757, le comte de Bougainville, parisien de naissance et d’éducation :
Il faut convenir que, malgré ce défaut d’éducation, les Canadiens ont de l’esprit naturellement; ils parlent avec aisance, ils ne sçavent pas écrire, leur accent est aussi bon qu’à Paris, leur diction est remplie de phrases vicieuses empruntées de la langue des sauvages ou des termes de marine, appliqués dans le style ordinaire […]

Du début à la fin du Régime français (1608-1760), il n’y a, pour les observateurs français et étrangers, aucune note discordante sur la qualité de l’accent des Canadiens : on ne remarque chez eux aucun accent, et celui-ci est « aussi bon qu’à Paris ».

Mais le ton change du tout au tout au XIXe siècle : les voyageurs français et étrangers qui abordent au Canada – c’est-à-dire à Montréal et à Québec – trouvent alors que l’accent canadien fait provincial, populaire, paysan même. Dès 1810, avec l’Anglais John Lambert, le ton est donné :

The Canadians have had the caracter of speaking the purest French : but I question whether they deserve it in the present day. (Cité dans Gaston Dulong, 1966:5)
Les Canadiens, écrit-il, ont eu cette réputation de parler le meilleur français : mais se pose la question de savoir si aujourd’hui [en 1810] ils méritent ce compliment.

· Théodore Pavie (1829-1830) : « […] leur prononciation épaisse […]. » (Dans M.-F. Caron-Leclerc : 116)2
· Isidore Lebrun (1833) : « la parole canadienne est traînante […]. » (Ibid. : 100)
· Charles-H.-P. Gauldrée-Boilleau (1861-1862) : « On traîne sur les voyelles comme si elles étaient marquées d’un accent circonflexe. » (Ibid. : 160)
· Auguste Foubert (1875) : « La prononciation canadienne est dure et très-accentuée. » (Ibid. : 216)
· Georges Demanche (1885) : « […] à entendre parler français avec cette accentuation particulière à nos paysans […]. » (Ibid. : 334)
· Thérèse Bentzon (1889) : « […] un français plus fermement et plus lourdement prononcé qu’il ne l’est chez nous d’habitude […]. » (Ibid. : 448)

À leur oreille, l’accent canadien est jugé d’une qualité nettement inférieure.
Et pourtant, il ne s’est écoulé que cinquante ans entre la rupture avec la France en 1760, alors que tout était identique, et le premier témoignage du XIXe siècle (1810), où tout apparaît différent. Cinquante ans, c’est peu à l’échelle des transformations phonétiques, surtout pour une langue sous haute surveillance comme l’est la langue de la haute société de Paris.

Il s’est de toute évidence passé quelque chose à Paris, un événement majeur qui a bouleversé la situation phonétique. Cet événement, c’est la grande Révolution de 1789. C’est comme si la prononciation de la haute société de Paris avait à ce moment-là basculé d’un style de prononciation à un autre tout différent. Et qu’il y avait eu auparavant deux styles de prononciation.

Placé sur cette piste, on est conduit à examiner les remarques des grammairiens. Qui font état en effet d’un double style de prononciation pratiqué par la haute société de Paris, au cours des XVIIe et XVIIIe siècles. En fait, plus précisément, à partir de Vaugelas (1647), qui déclare, à l’encontre de l’opinion de tous les autres grammairiens, que la bonne prononciation ne se trouve pas chez les avocats du Parlement de Paris, mais « veut que l’on hante la cour ». C’est la naissance et le développement des salons qui changent tout.
En effet, à partir du moment (1615) où, pour la haute société, les salons sont devenus un mode de vie sociale où priment le bon goût et la modération, il allait pour ainsi dire de soi que le modèle de prononciation « emphatique et majestueux » du Parlement ne pouvait pas convenir. C’est ce qu’a compris Vaugelas. Il a rendu ce service aux salons de leur définir une doctrine appropriée, en leur conférant sous l’autorité de la cour – suprême habileté – un prestige qui allait, dès lors, s’opposer au prestige des avocats et des magistrats du Parlement. Mais ceux-ci ne vont pas lâcher prise. Et ils ont l’appui des prédicateurs et des gens de théâtre.

Il y aura dès lors à Paris deux usages : le bel usage des salons et de la cour, qu’on appellera aussi le style familier de la conversation, où la prononciation, selon le goût des dames, doit rester spontanée, naturelle, exempte du faix de l’effort articulatoire; et le grand usage pratiqué dans le discours public – barreau, chaire, théâtre – où la prononciation est dite soutenue, c’est-à-dire travaillée, cultivée par des exercices articulatoires, de façon à prononcer avec force et précision tous les sons du mot et de la phrase, surtout les consonnes.

Les grammairiens vont alors noter avec constance et fidélité les prononciations propres à chacun des deux styles. Et ils feront ainsi jusqu’à la Révolution.
À titre d’exemple, voici ce que les grammairiens français disent touchant la prononciation du mot « froid » :

fret/froid : « on dit dans le discours familier, il fait grand fraid, le fraid [frè] et le chaud. Mais en preschant, en plaidant, en haranguant, en déclamant, je dirois le froid [froè], les froids, les froideurs, Ménage (584) [1672] ; […] froid se prononce en é ouvert dans le discours familier : dans le discours soutenu, il prend le son oè, Buffier 841 [1709], Antonini 53 [1753], Harduin 9 [1757], […] froid se prononce de différentes manières “ même par des personnes lettrées, ” Cherrier 37 [1766].
On prononce fraid [frè] dans le discours familier des salons et de la cour; on prononce froid [froè] dans le discours public ou soutenu des avocats, des prédicateurs, des comédiens.

On voit bien alors que ce qui est commun à Québec et à Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles, c’est la prononciation du style familier du bel usage. On disait, de part et d’autre de l’Atlantique : « le pain est su la table » ; « i sont venus avec leux valets »; « donnez-moi mon mouchoé »; « i porte un habit neu »; « il aurait du s’escuser pour s’être ainsi ostiné à ne pas vouloir siner le contrat, ce n’était pas ben adret de sa part », etc. Les remarques des grammairiens sont remplies de ces formes qui donnent sa figure propre au style familier, souvent proche de la prononciation populaire, comme le fait remarquer l’historien de la langue française cultivée, Alexis François. 


Mais avec la Révolution de 1789, tout va changer. La grande bourgeoisie prend le pouvoir et, avec elle, triomphe le mode de prononciation du grand usage appris dans les collèges, où l’on enseignait la prononciation dite soutenue. C’est une révolution phonétique qui accompagne la révolution politique. Par ce changement de paradigme phonétique, on peut dire avec Alexis François que la haute société de Paris passe au stade d’une prononciation « cultivée », qui est le fait de gens instruits accordant une attention réfléchie au mode articulatoire et à la plénitude phonétique du mot, où toutes les consonnes sont désormais fermement prononcées. Comme le dit Alexis François3:

« Par toute cette discipline [articulatoire], c’est un idiome particulier qui se maintient dans la prose et dans les vers, de là passe dans la conversation des gens instruits, et accentue l’écart entre la langue populaire et la langue cultivée ».
La nouvelle prononciation de la haute société de Paris sera appelée la « prononciation bourgeoise ». Elle l’emportera définitivement sous la Restauration et la monarchie de Juillet, et elle sera qualifiée par les grammairiens de l’époque (Sophie Dupuis et Paul Ackermann) de « dialecte qui doit faire la loi pour la prononciation : il est le plus riche, le plus cultivé et le plus beau ».4

Les qualités éclatantes du nouvel accent de Paris nous permettent de mieux comprendre les sévères remarques des voyageurs du XIXe siècle sur l’accent des Canadiens. C’est à l’aune de ce nouvel accent qu’était maintenant jugé leur vieil accent. Le changement de paradigme phonétique avait eu cet effet de réduire la prononciation de l’ancien style du bel usage au rang de prononciation provinciale, ou encore populaire, même paysanne, comme certains voyageurs en font la remarque. Car, comme le dit Alexis François, ce qui était de bon style avant la Révolution sera du plus mauvais style après celle-ci :
« On le leu dira su le soir, fut une phrase exclusivement populaire ».5

La Révolution phonétique avait été profonde, totale, rejetant dans l’ombre tout ce qui, en France (les provinces) et au Canada, s’éloignait de la nouvelle prononciation. C’est la haute société qui avait fait la révolution, en l’occurrence la grande bourgeoisie; c’est elle qui donnait le ton, créant un modèle de prononciation auquel il était désormais difficile de ne pas se conformer.

La prononciation québécoise traditionnelle - d’avant la Révolution tranquille - a donc pour socle, pour fondement, les habitudes articulatoires et phonétiques propres au style familier du bel usage. Ce qui a pour effet de l’opposer aux habitudes articulatoires et phonétiques du style soutenu, perpétuées depuis la Révolution de 1789 comme style courant, quotidien, de parole, dans la prononciation bourgeoise de la haute société de Paris.


Source :  http://www.cfqlmc.org/bulletin-memoires-vives/bulletins-anterieurs/bulletin-nd26-septembre-2008/155 

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