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mardi 13 novembre 2012

LES CAHIERS DE LECTURE - Automne 2012


     Une revue des livres récente

CONTENU

»»
Éditorial de Robert Laplante
»»  Derrière l'information officielle - C.J. Devirieux
»»  Notre nature morcelée à l'heure du Plan Nord - Michel Leboeuf
»»  La question du séparatisme - Jane Jacobs
»»  Stephen Harper le néo-Durham - Laurent Laplante

 Robert Laplante



  Le livre n’est pas une marchandise comme une autre. C’est un vecteur de culture, un objet catalyseur qui conduit toujours au-delà de sa fonction première, fût-elle pratique et utilitaire. Les libraires le savent depuis des siècles, vendre des livres c’est souvent se faire passeur entre des mondes, entre le pouvoir de révéler et le bonheur d’apprendre. Aussi le sort du livre en dit-il toujours beaucoup sur le sort de ceux qui le chérissent ou s’en écartent. La lecture est essentielle au dynamisme culturel comme à l’épanouissement individuel et tout obstacle dressé devant sa pratique contribue à enfermer dans le « noir analphabète » (Miron) les intelligences et les volontés.

  Le prix des livres est un de ces obstacles. Ce n’est certes pas le seul et sans aucun doute pas le plus difficile à éliminer. Mais précisément, pour cette raison même, tout nous presse d’agir pour aplanir le terrain et réserver nos énergies pour venir à bout des obstacles plus coriaces, ceux-là qui nichent dans les mentalités et qui se sont sédimentés dans des logiques institutionnelles lourdes et contraignantes.

  Cela aura été une curiosité de la dernière campagne électorale que de ramener dans l’actualité la question du prix unique des livres dans un débat politique qui, il faut bien le reconnaître, n’avait pas fait grande place aux enjeux culturels.

  Cela s’explique sans doute par la persévérance des acteurs réunis autour de la Table de concertation du livre qui mènent une campagne en faveur de l’adoption d’une politique de prix unique. Une persévérance qui les honore et qui mérite d’être renchaussée par des appuis plus larges, portés par des acteurs qui n’ont pas tant des intérêts dans l’industrie de l’édition que la volonté de soutenir la démocratisation de la culture.

  La politique du prix unique s’impose en effet pour contenir un tant soit peu, les effets niveleurs de la présence des grands groupes commerciaux dont les pratiques déstabilisent d’ores et déjà le marché du livre. Le prix ne représente certes qu’une facette de ces pratiques, mais c’est là un aspect qu’il faut traiter en priorité non seulement sous l’angle de l’encadrement de la concurrence mais encore et surtout sous celui des valeurs démocratiques. Le prix unique, en effet, c’est un moyen de s’assurer que partout sur le territoire les citoyens- auront un accès égal au livre. C’est la dimension « service public » de la librairie qui doit ici primer sur l’étroite logique du commerce. Et cela peut se faire sans que n’en souffrent les acteurs économiques. À cet égard le plaidoyer qu’a livré Antoine Gallimard, président-directeur général des éditions Gallimard (Le Devoir, 26 septembre 2012) ne manquait pas de grandeur.

  Dans un pays où le nombre de librairies diminue et où les plans-lecture aussi bien national que municipaux et scolaires souffrent d’une indigence inacceptable, laisser le grand commerce et ses politiques de solde faire la pluie et le beau temps, ne tient pas d’abord de l’insouciance du laisser-faire économique mais bien d’une faute contre la culture. Il faut le rappeler, la politique du prix unique existe dans une quinzaine de pays et dans certains cas depuis près de cent ans et elle n’a pas nui à la santé de l’industrie de l’édition. C’est même le contraire. Dans la plupart des cas cette politique a fourni l’encadrement juridique et institutionnel qui a facilité la structuration de l’offre en favorisant la diversité des acteurs - diversité de taille, de spécialité, de modèle de pratique professionnelle - et leur répartition sur l’ensemble du territoire national.

  En dépit d’une diminution du nombre de ses librairies et malgré des déficiences structurelles graves dans son système de distribution, le monde du livre québécois fait preuve d’un admirable dynamisme. Foisonnement d’auteurs et d’œuvres dans tous les domaines, nombre impressionnant d’éditeurs inventifs, le monde de l’édition est en fait un vivant paradoxe. À l’image du Québec lui-même, ce monde est un mélange de fragilité et d’audace, de persévérance et d’ambition qui force l’admiration.

  Il témoigne d’un dynamisme culturel qui mérite mieux qu’une simple promesse d’accélérer l’étude d’un problème dont les solutions sont pourtant éprouvées. Le Parti Québécois qui, en fin de campagne, a pris l’engagement d’accélérer l’examen d’une éventuelle politique serait mieux avisé d’en faire une priorité de réalisation. Le temps de la tergiversation est révolu.

  Il faut une politique du prix unique et il la faut rapidement. Le Québec a tout intérêt à bouger vite en ces matières où les puissances multinationales peuvent mobiliser des moyens faramineux pour mener de véritables blitzkrieg culturels et commerciaux. Les évolutions fulgurantes des technologies numériques, les mouvements de concentration de la propriété et les stratégies de convergence rendent plus impératives que jamais l’adoption d’une loi pour affirmer et définir les paramètres de ce dont le Québec a besoin pour soutenir le dynamisme de ses industries et pour favoriser l’affirmation de sa singularité continentale. Les précédents existent, les exemples sont nombreux et inspirants de politiques qui, ailleurs, ont déployé des moyens de concilier l’intérêt national et les valeurs démocratiques touchant l’accessibilité et la démocratisation de la culture.

  Une politique du prix unique ne réglera pas, tant s’en faut, tous les problèmes de l’industrie du livre. Mais elle aura le mérite de provoquer le recentrage de l’attention sur des problèmes pour lesquels les solutions techniques ne sont pas aussi évidentes. Dans l’état actuel des choses, le lambinage a mal servi l’ensemble des acteurs qui doivent consacrer des énergies considérables à une bataille qui ne devrait pas tant en requérir. 

  En quittant l’univers de la procrastination velléitaire de ses prédécesseurs, le nouveau ministre de la Culture enverrait un signal clair de son intention de s’attaquer aux problèmes nouveaux dont les solutions ne nous sont pas encore connues plutôt que de s’agiter en comité, pour trouver les meilleurs moyens de se hâter lentement pour appliquer une solution pourtant éprouvée. Il ferait du coup la démonstration que les enjeux de son mandat ne se définiront pas dans la gestion des problèmes et des hésitations mais bien dans la volonté de soutenir l’audace et la ferme intention de construire sur ce qu’elle a permis de réaliser jusqu’ici. Il faut régler le prix du livre pour aborder les plus exigeants défis de la lecture.

Robert Laplante
Directeur
L’ACTION NATIONALE


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Claude-Jean Devirieux
Derrière l’information officielle

Journaliste à l’aube de ses quatre-vingts ans, Claude-Jean Devirieux s’est demandé ce qui arriverait de toutes ces informations qu’il détenait et qui n’étaient pas destinées à être publiées pour diverses raisons.

   L’homme n’a pas changé de tempérament et ses réflexes de journaliste audacieux lui ont commandé de dire tout haut ces choses que l’on se chuchote entre initiés. Comme dans ce célèbre épisode de la Saint- Jean de 1968 où il n’avait pas hésité à dénoncer des actes de brutalité policière en direct en identifiant le matricule d’un policier exalté par l’ordre de frapper des séparatistes. Ce reportage lui avait valu d’être suspendu pour la journée du lendemain, jour de l’élection de Pierre-Elliott Trudeau. Protestant contre cette suspension en solidarité, ses camarades journalistes et techniciens avaient été eux-mêmes suspendus. L’élection de Trudeau s’était en quelque sorte déroulée à huis clos, du moins en français.

   L’idée d’un abécédaire pour abouter ces informations éparses a été suggérée fort à-propos par Dany Laferrière. Chaque entrée révèle en effet des dessous qui donnent du relief à notre chronologie officielle des événements et renvoie allègrement à d’autres entrées. On parcourt le bouquin comme on navigue dans internet, chaque nouvelle information renvoyant à d’autres. Devirieux, de son aveu même, n’est pas tant un bon journaliste qu’un bon communicateur. Son intuition et son art de raconter lui font toujours choisir cette information qui excite la curiosité d’en savoir plus.

   Les intrigues, l’espionnage, la surveillance, les détails croustillants, la sexualité qui s’insinue dans tout ça, il y a dans cet abécédaire de quoi réjouir l’amateur de politique en mal d’information. On ajoute encore quelques détails à l’affaire Claude Morin, on entrevoit le quotidien des indics de la GRC, on découvre un système d’escorte pour politiciens d’élite, les liens d’affaires de personnages internationaux prestigieux qui permettent de grossir leur fortune sous des apparences de grandes politiques, les liens entretenus par des leaders syndicaux avec des corps policiers, des mafieux au service de partis... Rien pour nous étonner aujourd’hui, mais tout pour aiguiser notre appétit pour ces informations «privées» qui éclairent les comportements politiques.

   Les propos de Devirieux ne relèvent pas du simple potin distrayant. Chaque entrée de l’abécédaire est liée à des événements politiques qu’elle éclaire. S’agissant des États généraux du Canada français des années soixante, par exemple, le sens de la démarche ne nous échappe pas, y compris le rôle joué par l’organisation secrète de l’Ordre de Jacques- Cartier et l’éminence grise de l’événement, Rosaire Morin, l’homme qui «avait une mémoire ahurissante, un sens de l’organisation mathématique et une autorité naturelle ». Rosaire Morin aurait pu connaître une brillante carrière politique, affirme le journaliste, il est plutôt resté dans une ombre relative, dirigeant bénévolement la revue L'Action nationale tout en usant de son influence pour faire avancer la cause de l’indépendance du Québec par divers moyens.

   La crise d’octobre 1970 est omniprésente dans ce bouquin truffé de révélations plus ou moins surprenantes. Sur l’assassin véritable de Pierre Laporte, les liens de ce dernier avec la mafia, la chronologie des opérations politiques et policières, on trouvera, outre les résultats d’enquête de Devirieux, ses références aux auteurs Ferron, Vallières et Hamelin. Rien pour fermer le dossier!

   L’abécédaire de Claude-Jean Devirieux lui ressemble; audacieux, pertinent, bavard, charmant. Parmi ses anecdotes révélatrices des comportements des grands de ce monde se trouvent aussi de ces moments amusants où il aborde la reine d’Angleterre en français et la fait rigoler ou se rend utile aux gardes du corps de Charles de Gaulle en visite au Québec en 1967 à tel point qu’on le voit le 25 juillet une main posée sur la limousine du président comme s’il était l’un des leurs! Lé général habitué à sa présence lui lancera comme à un proche : «Jeune homme, où est Couve? [le ministre des Affaires étrangères]» et Devirieux de lui ramener le ministre !

   On compte aussi quelques portraits touchants, comme celui sur la fin de Judith Jasmin, et des réflexions qui témoignent de son amour du peuple québécois, comme cette admiration qu’il voue à ce pêcheur gaspésien maniant l’imparfait du subjonctif comme plus personne ne sait le faire aujourd’hui.

   Reste-t-il d’autres histoires que cet abécédaire n’aurait pas épuisées ? Probablement. En entrevue, Devirieux en parle: «Je voulais inclure ces histoires en donnant les noms, mais mon éditeur n’a pas voulu, pour ne pas devoir s’embarquer dans toute une histoire». Qui sait si, dans quelques années, avec le succès que celui-ci devrait connaître, nous n’aurions pas droit à une nouvelle série d’informations qui dorment? Ou peut-être même, on peut rêver, qu’un autre acteur de la vie politique se mette à table. Comme Devirieux nous y invite, on veut aussi savoir ce qui est derrière l’information officielle.
Sylvain Deschênes

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 Michel Leboeuf
Le Québec en miettes.
Notre nature morcelée à l’heure du Plan Nord
  Alors que se poursuit une offensive majeure pour ouvrir aux appétits les plus gloutons les grands espaces du nord du Québec, il était plus que pertinent de faire le point sur ce que signifie une telle offensive pour la nature et l'environnement. Cela s’impose d’autant plus que le Québec habité est de plus en plus morcelé, laissant infligeant à une nature en miettes des sévices qui tôt ou tard se retourneront contre nous. Michel Leboeuf poursuit ici de belle manière un travail de vulgarisation scientifique qui lui avait valu pour un autre ouvrage le prix Hubert-Reeves ou en présentant une synthèse fort accessible des enjeux soulevés par une occupation du territoire qui n’a de cesse de fragmenter les espaces naturels et de les quadriller en y plantant diverses infrastructures.

  Se penchant tout aussi bien sur le Québec développé que sur celui des espaces naturels les moins perturbés, l’ouvrage fait le point sur l’état des connaissances en matière d’analyse et de compréhension dès perturbations écologiques responsables de la fragmentation et de la dégradation des habitats. Ce sont là les deux facteurs qui pèsent le plus lourdement sur la réduction de la diversité biologique, deux facteurs qui, du coup, appauvrissent l’environnement et réduisent son potentiel de soutien au développement humain, un soutien, faut-il le dire, indispensable.

  Habilement présentés dans une première partie de l’ouvrage, les concepts clés, sont expliqués à partir d’exemples concrets, allant du plus lointain et extrême (comment la vie se réinstalle après une éruption volcanique) au plus familier - la situation dans l’ile d’Anticosti et l’archipel des îles de la Madeleine. Une série de planches fort réussies donnent une illustration et une récapitulation des concepts qui permettent de saisir simplement les dynamiques écologiques illustrées: les notions d’habitat fragmenté, d’effet de bordure, de connectivité, etc. sont rendues avec une exceptionnelle clarté et un esprit de synthèse qui permettent au lecteur de bien comprendre ce qui se trouve au fondement des logiques qui charpentent l’occupation du territoire par l’humain aussi bien que par la faune ou la flore.

  Les succès sont possibles, certains sont déjà accomplis, plusieurs sont à portée de main. À la condition toutefois de bien réaliser que les diverses mesures de protection du territoire ne dressent pas des obstacles au développement, mais qu’au contraire, elles servent de fondement à un autre modèle de développement.

  La compréhension des enjeux de protection s’inscrit ainsi dans un registre qui n’a pas grand-chose à voir avec le romantisme des grands espaces ou les bons sentiments. Une nature malmenée par des intrusions insouciantes ou coupables ne s’instrumentalise pas sans conséquences graves pour la société et la préservation de la vie elle-même. La nature a ses modes de réponses propres dont il faut tenir compte. Pour faire les bons choix d’aménagement, il faut une connaissance fine des réponses systémiques aux perturbations. Cette connaissance permet de repérer plusieurs paradoxes qui peuvent faire déraper les meilleures bonnes intentions, comme ceux-là que soulève, par exemple, la multiplication des petites superficies protégées au détriment de grands espaces d’un seul tenant, plus productifs et de meilleur support pour la biodiversité.

  Des combats pour préserver l’aire de nidification de la grive de Bicknell ou l’habitat de la chauve-souris ne sont pas des combats anecdotiques : ils pointent des enjeux majeurs, ils servent aussi de révélateurs. Les défis sont aussi nombreux que complexes, variables selon les lieux, les espèces, la nature des menaces, etc. Michel Leboeuf fait bien comprendre que le caractère globalisant des préoccupations pour la nature n’a rien d’une logique capricieuse coupée des grands choix de société. Les exemples font bien saisir ce qui se dresse comme exigence écologique dans les plaidoyers pour la création des aires protégées et l’intégration des préoccupations environnementales dans les processus décisionnels affectant l’occupation et l’exploitation du territoire.

  C’est une affaire de qualité de vie aussi bien que d’économie entre lesquelles il faut apprendre à mieux tisser les liens. Présentée dans la dernière partie de l’ouvrage, la stratégie des quatre R (pour Réserver, Restaurer, Réconcilier et Reconnecter) décrit bien les divers registres des actions à entreprendre et la variété de même que l’ampleur des interventions à considérer. On y trouvera matière non pas tant à se désoler qu’à se mobiliser.

  Les succès sont possibles, certains sont déjà accomplis, plusieurs sont à portée de main. À la condition toutefois de bien réaliser que les diverses mesures de protection du territoire ne dressent pas des obstacles au développement, mais qu’au contraire, elles servent de fondement à un autre modèle de développement.

  L’ouvrage sera très utile aux citoyens qui peinent à se retrouver dans les débats conservationnistes, en particulier ceux-là qui portent sur les aires protégées. Au plus loin du Nord ou dans les proches banlieues, au centre-ville de la métropole ou dans les réserves fauniques, la façon dont nous nous posons dans le paysage conditionne des réponses qui ne sont pas toujours celles que nous souhaiterions. Mieux comprendre la nature nous permettra de faire des choix plus judicieux et nous ouvrira la voie d’une prospérité durable. ❖

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Jane Jacobs
La question du SÉPARATISME.
Le COMBAT du Québec pour la souveraineté

   La ville et l’urbanisation auront été une véritable passion pour Jane Jacobs (1916-2006). Autodidacte, elle s’est fait connaître au tournant des années 1950 aux années i960 en militant contre les grands travaux autoroutiers et immobiliers pilotés par le directeur du service des parcs de la ville de New York, Robert Moses, et en publiant The Death and Life of Great American Cities, un ouvrage phare dans le domaine de l’urbanisme et des études urbaines. Ce faisant, elle s’impose rapidement, tant aux États-Unis qu’au Canada, comme une des principales porte-paroles de la contestation de l’urbanisme fonctionnaliste et de la rénovation urbaine qui se pratiquent dans la plupart des villes nord- américaines depuis le début des années 1950.

  Pour Jacobs, les villes sont au cœur du dynamisme économique et de la prospérité des sociétés. Mais, elles sont aussi pour cette observatrice-militante le creuset d’une sociabilité, d’un vivre ensemble, qui est mis à mal par les grandes transformations qui ont cours et qui nécessitent la destruction de quartiers anciens et entraînent le bouleversement des modes d’habiter. Aussi refuse-t-elle de les sacrifier sur l’autel de la performance et de la rentabilité économique. Cette vision de la ville sera partagée et propagée par les animateurs des luttes urbaines, par les défenseurs du patrimoine urbain, ainsi que, plus récemment, par les tenants du nouvel urbanisme.

  De ce point de vue, l’ouvrage de Jane Jacobs sur le combat du Québec pour la souveraineté peut sembler inusité. Du moins de prime abord. Mais, à y regarder de plus près, on se rend compte que, si la question de la souveraineté des nations n’est pas une préoccupation de premier plan dans l’œuvre de l’auteure, le biais par lequel elle aborde la question - en l’occurrence le rôle joué par la |métropole québécoise dans le dynamisme de la province - s’inscrit en revanche en parfaite continuité avec ses écrits.

  Jane Jacobs fait en effet de l’avenir de la métropole canadienne déchue et de son éventuelle accession au statut véritable de métropole québécoise le fondement de sa réflexion sur le séparatisme québécois. En d’autres termes, c’est parce qu’elle s’intéresse à Montréal qu’elle s’interroge sur le projet souverainiste québécois.

  L’ouvrage comporte huit chapitres. Le premier fait valoir que les enjeux de société inhérents aux mouvements indépendantistes et aux sécessions sont trop facilement abordés en faisant fi d’une certaine objectivité qui seule permet d’éviter la radicalisation des positions des acteurs en présence. Le deuxième chapitre rappelle la lente érosion de la place occupée à l’échelle canadienne par Montréal et son glissement dans une position subalterne par rapport à Toronto. Jane Jacobs ne se contente toutefois pas d’évoquer cette inversion de positions. Elle souligne que cette évolution a pour toile de fond une culture économique coloniale axée sur l’exploitation des ressources naturelles. Or, pour cette dernière, l’accession à la souveraineté du Québec et la revalorisation du statut et du rôle de Montréal pourraient permettre au Québec de rompre avec une culture économique de l’enrichissement rapide (Canada’s get-rich-quick experience with resources) qui a marqué l’histoire canadienne.

  Le troisième chapitre est consacré à la séparation de la Norvège et de la Suède. Jane Jacobs montre que, si l’exercice a été ponctué d’épisodes de grandes tensions, il ne s’est pas moins soldé par une fin heureuse pour l’une et l’autre nation. Cet exemple permet à l’auteure de s’attarder par la suite à la problématique de la taille des pays et des entreprises (chapitres quatre et cinq). Elle entend ainsi contester le préjugé d’emblée favorable aux entités de grande taille, un préjugé d’autant plus tenace qu’il est validé par des faits eux-mêmes présentés d’entrée de jeu comme incontestables.

  Les trois derniers chapitres portent spécifiquement sur le projet souverainiste et sur les ripostes qu’il a suscitées. Jane Jacobs s’intéresse pour l’essentiel à la décennie qui a précédé la tenue du référendum de 1980. Après avoir analysé la proposition Ryan de réforme de la constitution, elle conclut qu’« intégrer le principe de la dualité du Canada français et du Canada anglais dans une fédération de dix provinces est un problème insoluble» (p. 141). Toujours inspirée par l’exemple de la Norvège et de la Suède, elle dénonce ensuite (chapitre sept) la stratégie de la peur déployée par le camp fédéraliste. Pour Jacobs, rien ne permet d’accorder du crédit à l’hypothèse voulant que le Canada refuserait toute négociation avec un Québec souverain. Le prix à payer serait tout simplement trop grand.

  Pas étonnant, en la circonstance, qu’elle critique la retenue affichée par René Lévesque dans les dossiers de la monnaie et de l’économie en général. Pour Jane Jacobs non seulement la souveraineté peut-elle se justifier objectivement, mais elle est au sur plus l’occasion de rompre avec l’idée bien ancrée au Canada que la prospérité n’est possible que dans le cadre d’une économie axée sur l’exploitation des ressources naturelles.

  Cet ouvrage, paru en langue anglaise en 1980 et étonnamment traduit seulement er 2012, reste d’une grande actualité, même si le Québec a vécu deux référendums et a assisté impuissant, à un rapatriement de la constitution. D’ailleurs, dans une entrevue réalisée en 2005 et reproduite en début du livre, Jane Jacobs persiste et signe, malgré les critiques sévères que s’est mérité son ouvrage dans les milieux fédéralistes.

  Il ne s’agit évidemment pas d’endosser aveuglément les thèses de Jacobs. Il n’er reste pas moins que l’avenir de Montréal peut difficilement être pensé en faisant abstraction des réflexions proposées par une auteure qui n’a jamais craint la controverse D’autant que, manifestement, le Reste du Canada ne se reconnaît plus dans Montréal tandis que le Québec semble toujours incapable de le faire autrement que de guerre lasse et en faisant souvent montre de mauvaise foi. Aussi me semble-t-il plus nécessaire que jamais de faire écho à une pensée qui donne la place qui lui revient à une grande ville dotée d’une résilience sur laquelle le Québec pourrait avantageusement tabler pour mieux s’affirmer. ❖
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Laurent Laplante
Stephen Harper le néo-Durham
Québec, Éditions MultiMondes, 2012, 109 pages

  Journaliste remarquable, essayiste rigoureux et commentateur avisé de notre vie nationale, Laurent Laplante livre ici un plaidoyer aussi implacable qu’angoissé. Le Québec n’a plus d’avenir dans le Canada, avance-t-il, Harper et sa gouverne s’inscrivent en droite ligne dans la politique du rapport Durham. Pour le Québec, l’alternative est aussi simple sur papier qu’elle est compliquée dans le réel : il faut en sortir ou disparaître.

  Laplante porte dans des pages lumineuses un diagnostic implacable sur notre enfermement dans un Canada qui se recompose sans le Québec. Minorisation démographique consommée, marginalisation politique irréversible dans un régime qui pratique un mépris ouvert pour notre réalité nationale, tout cela décrit par le menu, Laplante est convaincant. Sur tous les plans le Québec est à la merci d’une majorité au mieux indifférente, au pire méprisante. S’il

  La situation, estime-t-il, n’interpelle pas seulement les indépendantistes, mais tous les Québécois fidèles à eux-mêmes et à leur héritage, car le règne de Harper va modifier en profondeur et de manière irréversible le régime canadien. Laplante n’envisage cependant pas un seul instant qu’il y a ici une phalange d’inconditionnels du Canada qui est prête à tous les renoncements - y compris à la dignité. Son raisonnement repose encore sur l’idée que la loyauté au Québec d’abord est ici universellement partagée. C’est une illusion que neuf ans de corruption libérale auraient dû pourtant dissiper.

  À ceux-là qui pensent qu’il ne pourrait s’agir que d’un mauvais moment à passer et qu’une alternance qui ramènerait au pouvoir les libéraux ou le NPD ou un parti né de leur fusion, Laplante sert une brillante leçon de politique. Les institutions aussi profondément modifiées ne se redressent pas facilement et il est illusoire de penser revenir au statu quo ante. D’autant plus illusoire que, le temps passant, les orientations conservatrices vont façonner les mentalités et déplacer le centre de gravité de la politique canadienne. L’obscurantisme dans lequel le plonge le gouvernement Harper va changer le Canada de manière si durable que le Québec, à qui le temps est compté, brûlera ses dernières énergies à essayer de surnager.

  Laplante est convaincu qu’il n’y a qu’une façon d’en sortir: par un projet social- démocrate de souveraineté, un projet de centre gauche pour s’opposer aux valeurs de droite. Son plaidoyer est un classique du projet péquiste première manière. En cela, il est quelque peu anachronique même s’il consacre de brillantes pages à dénoncer la mollesse et l’évolution erratique de ce parti. Rédigé avant les dernières élections, l’ouvrage ne remarque pas le récent recentrage vers la gauche verte et sociale-démocrate du PQ. Mais ce n’est pas tant par ce retard sur l’actualité que par l’architecture de son argumentaire que l’ouvrage provoque malaise.

  C’est le point aveugle dans la démonstration de Laurent Laplante qui reste attaché à la représentation des deux solitudes entre lesquelles il faudrait dresser des passerelles par le dialogue mettant en évidence les valeurs communes.

  En effet, opposant les valeurs québécoises de gauche à un Canada de droite, Laplante atténue le rapport de domination, n’en faisant qu’une affaire de mentalité et de choix éthique. C’est ainsi qu’il s’attend à ce que les anglophones du Québec et les immigrants anglicisés qui forment l’essentiel du contingent de la population anglaise du Québec se détachent du Canada au nom de valeurs québécoises partagées dans un commun attachement à la démocratie et à la social- démocratie. C’est une attente d’autant plus angoissée que Laplante est convaincu que le «Québec francophone ne peut pas, dans l’état actuel de la démographie canadienne, contrer à lui seul la déferlante Harper ni même s’extraire de la Confédération» ( p. 81). Le corridor est bien étroit pour définir une position qui permettrait de tenir un référendum gagnant.

  Reconnaissant lui-même que l’espoir est mince qu’une frange substantielle de la population anglaise ne rompe avec le Canada, n’hésitant pas à reconnaître sa position comme utopique Laplante n’en continue pas moins de plaider en faveur d’un tel rapprochement qui permettrait peut-être, pense-t-il, d’aller chercher au moins les quelques milliers de voix qui donneraient une majorité à un référendum sur la souveraineté. C’est une bien petite fenêtre sur l’optimisme et un pronostic assez peu mobilisateur que de penser l’avenir sur les moyens de séduire une minorité de blocage.

  La faiblesse de raisonnement, ici, ne renvoie pas à la défaillance de la pensée de l’auteur, mais bien aux limites du paradigme dans lequel il pense le combat pour la nécessaire souveraineté. L’erreur consiste à penser que l’attachement aux principes du fédéralisme et au respect de la démocratie primera leur loyauté au Canada. On reconnaîtra là une certaine candeur qui marque profondément le mouvement souverainiste.

  La politique n’est pas qu’affaire de valeurs, elle est aussi et surtout affaire d’intérêt. Pour faire changer les allégeances, il faut jouer sur les deux registres, sinon l’on se perd en parlotte, comme cela s’est produit depuis quarante ans que le PQ multiplie les déclarations d’ouverture sans entamer le vote massif de la population anglicisée. C’est le point aveugle dans la démonstration de Laurent Laplante qui reste attaché à la représentation des deux solitudes entre lesquelles il faudrait dresser des passerelles par le dialogue mettant en évidence les valeurs communes. Cette représentation masque la logique fondamentale des rapports entre cette minorité et la majorité. La population anglicisée du Québec, quel que soit son attachement déclaré à celui-ci, n’y vit pas comme une minorité, mais bien comme un avant-poste d’une majorité. Elle peut le faire parce qu’elle est soutenue par un dispositif institutionnel si puissant qu’il lui permet d’infléchir les rapports dans lesquels tente de l’inscrire la majorité francophone légitime.

  En refusant de reconfigurer les institutions anglaises et en laissant jouer à fond la politique fédérale de concurrence des modèles d’intégration pour les immigrants, le Québec de la loi 101 s’est lui-même neutralisé tout en se berçant d’une dangereuse illusion de sécurité culturelle. Et il a laissé se constituer une population anglicisée dont l’essentiel du contingent démographique n’a rien à voir avec la minorité anglaise historique. Ce contingent vit et se pense dans la culture politique canadienne soutenu par des institutions et un appareil médiatique qui lui fournissent l’essentiel de ses représentations.

  Le plaidoyer de Laplante est incapable de saisir ce fait déterminant et du coup, il ne peut redéfinir le combat pour l’indépendance autrement que sur l’horizon du référendum et dans la rhétorique pédagogique. Il a beau se dire d’accord avec Vadeboncoeur et penser que le Québec devra « gouverner ou disparaître », son plaidoyer reste bien moins utopique qu’inoffensif. Pour ouvrir l’avenir il ne s’agit pas de triompher des solitudes, mais bien de se penser dans l’Altérité et apprendre à composer avec l’adversité. Vivre, c’est se poser et s’opposer. ❖
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