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mardi 21 août 2012

L’ÉTOFFE D’UN PREMIER MINISTRE (3)


TROISIÈME PARTIE

Dans le numéro de septembre 2012 du magazine L'Actualité, on trouve un article remarquable sur Mme Pauline Marois, chef du Parti Québécois et candidate au poste de Première Ministre du Québec à l'élection du 4 septembre.

Cet article permet de découvrir une Pauline Marois beaucoup plus réelle que dans dans l'imagerie déformée qu'on voit et raconte trop souvent...

À l'intention de ceux et celles qui n'auraient pas accès à cet article, un troisième extrait se trouve ci-dessous.

Source :  L'Actualité

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PAULINE MAROIS : L’ÉTOFFE D’UN PREMIER MINISTRE ?

Troisième partie

L’ACTUALITÉ  -  1er septembre 2012


UN PETIT CARRÉ ROUGE

Parmi le concert de points de vue qu'elle s'emploie à harmoniser, certains cherchent la voix de la chef. Ils se demandent si Pauline Marois possède une boussole assez sûre pour naviguer dans les brouillards de la politique. Ou si elle se laisse trop facilement guider par le jugement des autres.
Quand elle a changé de rédacteur de discours, l'automne dernier, les journalistes de la colline Parlementaire s'en sont aperçus tout de suite, fait remarquer Michel Pépin, analyste politique à la radio de Radio-Canada. «Jean Charest aussi a changé de scribe à la même période, dit-il. Mais dans son cas, ça n'a pas paru. » Comme si Marois n'arrivait pas à imprimer sa personnalité propre, sa conviction profonde aux mots que ses conseillers lui prêtent. Comme si ces mots restaient, en quelque sorte, une partition qu'elle interprète.
Le député Jean-Martin Aussant, qui a déserté le PQ l'an dernier, est l'un de ceux qui trouvent que le navire péquiste a le gouvernail faible. « Une chef qui a des convictions solides, qui a le courage de ses positions, n'aurait peut-être pas besoin de s'appuyer autant sur ses conseillers pour savoir ce qu'elle devrait dire ou ne pas dire », estime le fondateur d'Option nationale, formation politique qu'il veut plus résolument indépendantiste que le Parti québécois. « Le parti gère trop par sondages. Il est devenu une machine à regagner le pouvoir plutôt qu'une machine de convictions. Si Mme Marois voit qu'elle a plus de chances de reprendre le pouvoir sans parler de souveraineté, elle le fera sans hésiter. Ce que je déplore, c'est cette volonté de tout le temps s'ajuster à ce qu'on entend un peu partout pour être élue à tout prix. »
Son image de femme qui tergiverse a été son talon d'Achille depuis le début du « printemps érable », cette saison de contestations d'une ampleur rarement vue au Québec. Les libéraux se sont acharnés à la peindre comme une girouette qui n'a pas de position claire sur les droits de scolarité, comme une opportuniste qui porte le carré rouge sans y croire. Même des alliés potentiels, chez Québec solidaire, ont du mal à la suivre. Surtout depuis que Marois a remisé, fin juin, le fameux morceau de feutre qu'elle avait arboré tout le printemps, affirmant qu'elle soutient toujours la cause, mais qu'il faut aussi parler d'autre chose à l'approche des élections. « II faut s'assumer dans la vie, proteste Françoise David, co-porte-parole de Québec solidaire. Ça fait un message drôlement ambigu : j'appuie les étudiants, mais je ne porte plus le carré rouge. Madame Marois, où est-ce que vous allez au juste ? Elle veut conquérir des milieux qui ne sont peut-être pas si carré rouge que ça. Pendant ce temps-là, ceux qui sont carré rouge se disent: mais qu'est-ce que c'est que cette façon de changer d'idée? Et ça les amène à venir nous voir. »
Ça fait des mois que Pauline Marois insiste sur ce point sans réussir à faire passer son message : si elle avait été première ministre, elle aurait ouvert le dialogue bien avant que la protestation étudiante tourne à la révolte. Si elle est élue, elle prévoit suspendre la hausse des droits de scolarité et convoquer toutes les parties concernées à un sommet sur l'enseignement supérieur. « Nous, on en a eu des conflits. On a toujours fini par les régler, pis on n'a pas attendu que ça se déglingue, tsé. Pis on s'est assis avec le monde, pis on leur a parlé », m'a-t-elle expliqué, galvanisée, pendant une mise en plis matinale chez Serge, le 26 avril. La veille, les négociations entre les associations étudiantes et le gouvernement — les premières de la crise — s'étaient brutalement rompues, et des milliers de personnes avaient déversé leur colère dans les rues de Montréal lors d'une soirée particulièrement turbulente. « On va asseoir tout le monde à la table et on regardera différents scénarios. Faut que t'acceptes d'écouter, de te laisser un peu convaincre, influencer. Des fois, les solutions sont plus intéressantes quand elles viennent de la base. La concertation, ça donne des solutions plus durables, auxquelles les gens adhèrent. Pis t'évites des conflits. »
Ce n'est pas une position tranchée au couteau qu'elle défend, donc, mais une approche. La certitude qu'en se parlant on trouvera un terrain d'entente dans une dispute pourtant marquée jusqu'ici par l'intransigeance et la polarisation. Ça peut sembler nébuleux comme engagement, utopique même. Ça promet d'être échevelé, peut-être chaotique. Et c'est moins vendeur qu'une solution toute tracée qui se formule en dollars et en pourcentages.
Sa méthode a fait ses preuves dans des circonstances tout aussi explosives. Elle n'avait pour ainsi dire aucune marge de manœuvre financière, en tant que présidente du Conseil du Trésor, quand elle s'est entendue avec les employés du secteur public sur de nouvelles conventions collectives, à quelques semaines du référendum de 1995. Ces négociations toujours épineuses s'étaient déroulées sans grève, dans un climat serein qui avait étonné les observateurs. Lorraine Page, qui présidait alors le syndicat des enseignants, la CEQ, garde le souvenir d'une interlocutrice disponible, qui ne rechignait pas à rencontrer les leaders syndicaux et qui se creusait la tête pour trouver des compromis. Pas de bluff derrière des lunettes fumées à la table de poker. « Elle donnait l'heure juste, précise-t-elle. Elle nous disait: "Ça, c'est possible. Ça, je suis pas vraiment capable de l'envisager : y a-tu moyen de regarder ça autrement?" » À défaut d'obtenir les augmentations de salaires espérées, les syndiqués avaient décroché, par exemple, plusieurs améliorations dans l'organisation du travail.
Ce que Lorraine Page retient surtout, c'est l'impression d'avoir été face à une associée plutôt qu'une concurrente — une attitude salutaire dans un contexte d'extrême austérité. « C'a été des années très difficiles sur le plan budgétaire. Et, ma foi, il y avait tout ce qu'il fallait pour des affrontements majeurs, enchaîne-t-elle. Quand on est devant un vis-à-vis qui est à l'écoute, qui ne se braque pas, qui nous respecte, c'est sûr que ça permet des rapprochements qui sont impossibles avec quelqu'un qui se ferme, qui fonctionne par ultimatum. Il y a des ministres qui nous écoutent pour la forme. Ils sont incapables de concevoir qu'il puisse y avoir autant de bonnes idées de l'autre côté ; ils se croient presque investis d'un droit divin. Ce n'était pas le cas de Pauline Marois. Ça ne veut pas dire qu'elle ne pouvait pas tenir tête. Mais elle n'était jamais méprisante. Si on ne réussissait pas à la convaincre, on repartait tout de même avec le sentiment qu'on était considérés comme un partenaire à part entière. »
L'ancien leader étudiant Etienne Gagnon, aujourd'hui économiste dans une grande organisation de Washington, a eu affaire à Pauline Marois à plusieurs reprises lorsqu'elle pilotait le ministère de l'Éducation. À l'ère des grands sommets du milieu des années 1990 — les deux sur le « déficit zéro », les États généraux sur l'éducation —, il a tenu la barre de la Fédération étudiante collégiale du Québec. Une chose l'a spécialement marqué : la manière qu'elle avait de rallier les gens en expliquant son raisonnement, sans mettre son poing sur la table ni se draper dans sa posture d'autorité. « II y avait toujours un moment dans nos rencontres où elle présentait ses contraintes, son objectif et ce qu'elle aurait aimé faire s'il n'y avait pas eu de contraintes. Puis, elle disait c'était quoi, selon elle, une solution raisonnable, étant donné la position de chacun des camps. Ça favorisait l'empathie ! Ça nous permettait de comprendre comment ils arrivaient à certaines positions. Sans être nécessairement d'accord, ça nous amenait à respecter la décision. » C'était une époque, soutient-il, où les politiciens étaient plus sensibles au point de vue des jeunes, et les voies de communication, plus ouvertes. « On était pris au sérieux. J'avais, quoi... 19,20 ans à l'époque. Mais les fédérations avaient vraiment un bon accès à son cabinet » Ainsi, en 1996, quand les étudiants ont déclenché une grève sur la foi de rumeurs d'un dégel des droits de scolarité (rien n'était encore coulé dans le béton), le dialogue avec le gouvernement était déjà établi, se rappelle-t-il. Au bout d'un mois, Pauline Marois avait annoncé le maintien du gel... en même temps que des mesures contestées, comme la «taxe à l'échec» pour les cégépiens et l'augmentation des droits pour les étudiants étrangers.
Chacun à leur manière, les sept chefs que le Parti québécois s'est donnés depuis 1968 ont tâché de résoudre le double casse-tête consistant à diriger des troupes dissipées, animées d'un rêve d'indépendance qui semble souvent hors de portée, tout en persuadant les Québécois de leur confier les rênes de l'État. La députée et ancienne ministre péquiste Louise Beaudoin les a presque tous connus. «Avec M. Parizeau, on était comme une armée derrière le général, pis tout le monde l'acceptait, parce qu'on savait qu'un référendum s'en venait, souligne-t-elle. M. Lévesque, c'était un charismatique émotif, un passionné. Avec Lucien Bouchard, on avait beaucoup de théâtre, c'était inspirant ! Et Mme Marois ? Ce serait... la raison dans la passion contenue. C'est une femme raisonnable, Pauline. »
Une leader un peu plus réfléchie, un peu moins passionnante. Une commandante qui hésite avant de charger, moins prompte à mettre au pas son bataillon. Une patronne attentive à l'opinion d'autrui, capable de se remettre en question, qu'on n'a jamais vue piquer une crise ou monter sur une chaise pour se faire applaudir. «C'est une femme qui doute, mais dans le sens positif du terme, c'est-à-dire qu'elle n'a pas le sentiment d'avoir systématiquement la vérité, résume Nicole Boily, son ancienne chef de cabinet. Elle ne fonce pas tête baissée sans avoir analysé les choses. Mais ça peut être perçu comme quelqu'un qui est incapable de se décider. C'est une forme de leadership qu'on retrouve peu dans le monde politique, dans le monde des hommes.»
Le pouvoir peut-il se conjuguer « au féminin» dans un milieu où les règles du jeu et la majorité des acteurs sont encore « masculins »? C'est la question que soulève l'essayiste Pascale Navarro dans son livre Les femmes en politique changent-elles le monde ?, paru en 2010. Des politiciennes comme Monique Jérôme-Forget et Monique Bégin, ancienne ministre fédérale de la Santé, y racontent que leur insistance à consulter les autres et leur disposition à admettre leurs torts — des traits qui seraient plus courants chez les femmes — ont été perçues dans leur entourage comme des signes de faiblesse. « Le doute : peut-on enfin accepter qu'un ou une chef expose ses interrogations sans que soit remise en question son autorité? écrit Navarro. Si oui, plus de femmes se verront dans des postes de direc- -tion. Un leadership plus ouvert, capable de s'adapter aux différentes situations sans vouloir maintenir à tout prix une position immuable, voilà qui paraît plus réaliste. » Dans une ère où les hiérarchies traditionnelles s'écroulent, où s'effritent les vieux rapports de dominance, suggère encore l'auteure, un autre pouvoir est-il possible ?

Cachez la femme

La femme publique montera sur scène dans quelques minutes pour prononcer un discours fondateur, dans un hôtel d'Alma, à l'occasion de l'investiture du député de Lac-Saint-Jean, Alexandre Cloutier. Ce sera la première fois qu'elle teste les grands thèmes de sa campagne électorale : s'affirmer, s'enrichir, s'entraider. Les circonstances exigent de la stature. Dans la petite pièce où s'est réuni son entourage, elle troque sa veste printanière à carreaux bleus contre un tailleur gris foncé, remplace ses bijoux de lapis-lazuli par de simples anneaux d'argent. Quand elle fera son entrée dans la salle, flanquée de quatre députés et d'un candidat en complets interchangeables, la chef aura l'air presque aussi sobre qu'eux... juchée sur ses féminissimes escarpins en cuir verni noir à talons vertigineux.
Durant ces intermèdes, elle devient la Pauline chaleureuse et pas compliquée que ses proches m'ont décrite. Une femme capable d'étonnants élans de légèreté et de gentillesse dans des moments de stress : il faut la voir, entourée de ses collègues cravatés, mettre la touche finale au scénario de la soirée tout en se vaporisant de parfum (elle en traîne deux flacons dans son sac à main), jaser crèmes et manucure avec la maquilleuse venue faire sa mise en beauté, me montrer les boîtes à pêche qui lui servent de coffres à bijoux ou le reprisage qui a ressuscité son vieux pantalon. Même en période de crise, elle trouve refuge dans des plaisirs ordinaires — s'occuper de son jardin, monter des albums de photos, lire des polars, se mettre aux fourneaux, recevoir. « Quand on était à table, elle avait cette manie de nous demander : "Est-ce que c'est le bonheur ? On est en famille, on a un bon repas, on n'est pas bien, là?"» raconte son fils Félix, qui dit qu'elle protégeait jalousement les soupers du dimanche. «Elle aimait savoir que la vie était belle et qu'on était choyés. »
Alors que sa carrière se trouvait au bord du gouffre, en décembre dernier, l'hôtesse a elle-même cuisiné saumons et salades pour une vingtaine d'invités dans sa maison de Charlevoix. « Pauline la fine », qu'ils disaient. Pauline l'enjouée qui chante (et fausse) à corps perdu dans les fêtes de Noël, Pauline la bienheureuse malgré tout. « Elle sait garder son équilibre, souligne son amie Catherine Pagé-Asselin. Sa vie familiale la ressource terriblement. Toute son existence et le sens de sa valeur personnelle ne sont pas investis dans la politique. Les démons, pour Pauline, y en a pas un gros char. »

UN CHÊNE ? NON, UN ROSEAU

Lorsqu'elle prend le micro au son des « Pauline ! » et des « olé ! olé ! olé ! » chantés par la foule d'Alma, l'œil rivé sur les télésouffleurs, une part d'elle-même reste au vestiaire. Quelque chose en elle s'assombrit, tout son corps se raidit, comme si une chape d'angoisse se refermait sur son être. Je l'ai pourtant vue exposer sensiblement les mêmes idées mais dans ses propres mots, la veille, lors d'un cocktail de financement à Sept-îles : elle a pris la parole sans notes, sans filet, et elle y a mis un cœur et un magnétisme qu'elle semble incapable de transposer, ce soir, sous les feux de la rampe. Elle est presque méconnaissable.
C'est un défi pour n'importe quel politicien de gagner la faveur de la population en restant authentique. Mais la marge de manœuvre est particulièrement étroite pour les femmes.
L'ancien député péquiste Rosaire Bertrand est l'un des rares, dans les milieux politiques, qui osent l'affirmer sans ambages : « Pauline devra toujours en faire davantage. On lui fait des choses qu'on ne ferait pas si Pauline s'appelait Paul. Hey, qu'on arrête de crier au scandale quand on dit ça ! C'est tellement flagrant», estime celui qui a offert de céder sa circonscription de Charlevoix à la chef lorsqu'elle est sortie de sa retraite, en 2007.
La question n'est plus de savoir si les Québécois, dans l'isoloir, sont prêts à tracer un « X » à côté du nom d'une femme. Les réticences sont bien plus insidieuses. La loi du « deux poids, deux mesures » fait que des traits qu'on admire chez un politicien se transforment en défauts quand on les observe chez une politicienne, constatent des spécialistes. On dira d'un homme qu'il a de l'autorité, d'une femme qu'elle est autoritaire, avec la connotation péjorative que cela comporte. La colère d'un homme lui donne de l'envergure, celle d'une femme la diminue. Manon Tremblay, de l'École d'études politiques de l'Université d'Ottawa, soupçonne aussi qu'on se permet plus volontiers d'attaquer le leadership d'une femme. «Le cas de Mme Marois me semble illustrer le fait qu'une femme en politique peut subir des foudres encore plus violentes de son environnement qu'un homme, » avance-t-elle. « Est-ce que les gars acceptent si facilement que ça d'être dirigés par une femme ? Je n'en suis pas convaincue. »
En fait, les femmes leaders sont aux prises avec un dilemme insoluble, selon des recherches menées tant dans le milieu de la politique que dans celui de l'entreprise. Pour être crédibles, elles doivent manifester les qualités «viriles» qu'on attend d'un chef, mais ce faisant, elles risquent d'enfreindre les codes traditionnels de la féminité. Ainsi, les candidates se retrouvent assises entre deux chaises : elles doivent se montrer assez combatives pour être convaincantes comme leaders... mais pas trop, car elles pourraient paraître trop rudes, trop agressives pour des femmes, et rebuter l'électorat. En revanche, si elles se présentent sous un jour plus doux, chaleureux, empathique — féminin, au sens conventionnel du terme —, elles perdent de la crédibilité en tant que leaders. «Damned if you do, damned if you don't», comme disent les anglophones. « Dans la littérature des sciences sociales, on appelle ça la double contrainte, explique Anne-Marie Gingras, professeure de sciences politiques à l'Université Laval. Pas trop vieille, pas trop jeune. Pas trop jolie, pas trop laide. Pas trop féminine, pas trop masculine. Juste assez d'émotion, mais pas trop. Quand Hillary Clinton a fait campagne pour l'investiture démocrate aux présidentielles américaines, elle voulait insister sur sa compétence. Elle prenait bien soin de ne pas trop sourire, elle faisait très sérieux. Mais à un moment donné, on a dit qu'elle était froide. Il faut toujours marcher sur une corde mince. »
«Ne pas se sentir menacé par plus fort que soi, j'ai appris ça tôt Au contraire, ceux qui sont plus forts que toi peuvent t'aider à aller plus loin.»
Ce phénomène est à l'œuvre partout sur la planète, selon la politologue britannique Rainbow Murray, qui a examiné les campagnes de plusieurs candidates de haut niveau dans un récent ouvrage, Cracking thé Highest Glass CeilingiA Global Comparison of Women's Campaigns for Executive Office. Celles qui ont misé sur leur force de caractère pour se faire élire se sont vu qualifier de bitch, comme Hillary Clinton, de lesbienne, comme l'ex-première ministre néo-zélandaise Helen Clark, de glaciale, comme la chancelière allemande Angela Merkel. Celles qui ont davantage mis en valeur leur féminité, comme la candidate française Ségolène Royal et l'ex-présidente chilienne Michelle Bachelet, ont vu leur capacité de gouverner constamment mise en doute. Au Canada, trois provinces et un territoire sont actuellement dirigées par une première ministre, une situation sans précédent qui pourrait ébranler quelques mythes (quoique les femmes ne comptent encore que pour 25 % des parlementaires au fédéral et pour moins de 30 % au Québec).
Pauline Marois connaît bien ces tiraillements. Ces dernières années, la leader péquiste a fait des contorsions pour tenter de se mouler aux attentes schizophrènes des Québécois sans se travestir. Elle s'est cherché une image qui ne soit ni trop exubérante ni trop stricte, une attitude juste assez batailleuse mais pas trop, une stature de chef de gouvernement qui ne lui donne pas l'air dur ou hautain. Marois n'est pas toujours sortie indemne de ces jeux d'équilibriste. En 2005, on l'a traitée de pitbull quand elle a fait connaître son ambition de prendre la tête du PQ alors que Bernard Landry s'y accrochait encore. C'était sa manière plutôt malavisée de corriger l'hésitation qui lui avait valu des critiques quatre ans auparavant, lors du départ de Lucien Bouchard. «À ce moment-là, les gens avaient trouvé que j'avais pris trop de temps à me décider. Donc, en 2005, j'ai été trop vite. Aller contre un chef qui est en place, c'était pas une bonne idée. Et quand Bernard a annoncé qu'il s'en allait, dès le lendemain j'ai dit que j'allais être sur les rangs. C'a choqué beaucoup de monde. Mais en même temps, je voulais compenser ce qu'on m'avait reproché ! » m'explique-t-elle avec une résignation un brin triste.
Certains appellent ça un désir maladif de plaire. D'autres y voient une détermination à toute épreuve, une volonté de se plier à toutes les exigences pour atteindre ses objectifs. « Elle et moi, glisse Louise Harel, on a vu beaucoup de chênes s'abattre : M. Lévesque, M. Parizeau, M. Bouchard, M. Landry. J'ai dit à Pauline : ‘Toi, heureusement que t'es un roseau.’ »

ET SI ELLE PERD?


« Qu'allez-vous faire si vous perdez ? »
C'est mon dernier rendez-vous chez le coiffeur avec Pauline Marois. Nous sommes le 6 mai, et les rumeurs d'élections imminentes s'amplifient, avec en toile de fond une crise étudiante qui s'emballe — entre l'impasse des négociations, les manifestations quotidiennes, une émeute d'une violence inouïe à Victoriaville, bientôt une loi spéciale musclée pour imposer le retour en classe, bientôt le chahut des casseroles protestataires.
« On va pas perdre ! s'esclaffe-t-elle joyeusement.
--- Vous en êtes sûre ou vous préférez ne pas y penser?
Je n'y pense pas. Je ne veux penser qu'à la victoire. En fait, la défaite est pas mal plus simple. Dans le sens où j'ai tellement de possibilités dans la vie de faire d'autres choses. C'est la victoire qui est compliquée.
--- Pourtant, on a dit de vous que vous étiez atteinte de l'ivresse du pouvoir...
Ah non ! dit-elle en pouffant de rire. « J'en connais trop les aspérités. Le pouvoir, c'est le moyen le plus puissant dans une société pour changer les choses. Il faut avoir un idéal, sinon c'est pas utile de faire de la politique. Parce que c'est trop frustrant, trop difficile. Donc, non, ça ne me rend pas du tout ivre. Si je ne suis pas élue, ce sera facile. C'est l'ivresse de la liberté. Tandis que la victoire, ce sera l'exigence du travail, les contraintes et les embûches. »
Cet après-midi, la chef péquiste empruntera la 20 et rentrera à la maison, à L'île-Bizard, pour une demi-journée de congé bénie avec son mari, avant de repartir. « Je m'en vais chez nous ! dit-elle dans un éclat d'allégresse. Je vais appeler mon chum. Je vais lui demander ce qu'on mange pour souper. » 
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 L'article complet en version pdf :  http://depot.pq.org/files/ff0749af21232481297c2d5810352c22/P_Marois_LACTUALITE.pdf



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« On va toujours trop loin pour les gens qui vont nulle part »
Pierre Falardeau
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« Quand nous défendons le français chez nous,
ce sont toutes les langues du monde que nous défendons
contre l'hégémonie d'une seule. » 
Pierre Bourgault
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dimanche 19 août 2012

L’ÉTOFFE D’UN PREMIER MINISTRE (2)


DEUXIÈME PARTIE

Dans le numéro de septembre 2012 du magazine L'Actualité, on trouve un article tout à fait remarquable sur Mme Pauline Marois, chef du Parti Québécois et candidate au poste de Première Ministre du Québec à l'élection du 4 septembre.

Cet article permet de découvrir une Pauline Marois beaucoup plus réelle que dans dans l'imagerie déformée qu'on voit et raconte trop souvent...

À l'intention de ceux et celles qui n'auraient pas accès à cet article, un deuxième extrait se trouve ci-dessous.

Source :  L'Actualité

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PAULINE MAROIS : L’ÉTOFFE D’UN PREMIER MINISTRE ?

Deuxième partie

L’ACTUALITÉ  -  1er septembre 2012


LES MILLIONS QUI DÉRANGENT

Rien ne la préparait à aspirer au poste de premier ministre, ni même à celui de député. Elle n'était pas destinée à voir sa photo affichée parmi celles des anciennes devenues célèbres, sur un mur du collège Jésus-Marie de Sillery, à Québec. C'est dans cette école huppée, fréquentée par des filles d'avocats et de médecins, que Pauline Marois a fait son cours classique, dans les années 1960. Sa diction un peu précieuse, ce « port de tête extraordinaire qui lui joue des tours », pour citer Monique Jérôme-Forget, c'est là qu'elle les a adoptés. C'est aussi là qu'elle a appris à se battre pour s'implanter dans une terre inhospitalière, qui lui a infligé son lot de petites humiliations.
« Ça été un très grand choc pour moi d'arriver dans un milieu riche et bourgeois, raconte-t-elle. Les religieuses, sans te le dire complètement, te faisaient sentir que tu n'étais pas à ta place. » Ça se voyait du premier coup d'œil qu'elle n'appartenait pas à leur monde. Son père, Grégoire, un mécanicien, jurait dans le décor lorsqu'il passait la prendre dans sa voiture retapée, en bottes d'ouvrier, les mains tachées d'huile. Sa mère, Marie-Paule, une institutrice qui avait dû abandonner le métier à son mariage, faisait des ménages dans des maisons cossues de Sillery, sans doute voisines de celles de ses camarades de classe. « Mes parents nous disaient toujours : "Votre héritage, c'est votre éducation. Si on s'endette, ça va être pour ça" », se rappelle cette aînée de fratrie, dont les trois frères et la sœur ont tous obtenu un diplôme universitaire. « Pauline a ouvert les chemins dans sa famille, se souvient Lucie Fréchette, camarade de classe de l'époque. On n'avait pas de modèle. Personne avant nous autres n'était allé au collège et à l'université. »
II y avait aussi les chaussures qui trahissaient sa différence. Le seul accessoire par lequel les écolières, tenues de porter l'uniforme, pouvaient exhiber leur fantaisie... et leur statut social. « Moi, avec mes petits souliers ‘cheapettes’, je détonnais pas mal », relate Marois en se fendant d'un rire attendri. Dès qu'elle a pu amasser assez de sous grâce à son emploi de monitrice dans des camps de vacances, vers 16 ou 17 ans, elle s'est offert le cadeau suprême, un symbole rutilant de sa dignité conquise : des talons hauts payés 25 dollars chez Simard et Voyer — une fortune pour l'époque. « Ils étaient orange ! Je les ai gardés longtemps, ils étaient ben usés quand je les ai jetés. C'était une façon de dire : « ils pourront pas m'écœurer, moi aussi j'en ai des beaux souliers. »
Pauline Marois accumule désormais les chaussures comme d'autres les bouteilles de vin, et elle en rapporte une paire chaque fois qu'elle revient de voyage.
Il est 8 h et nous sommes dans la chambre de la chef, une chambre tout ce qu'il y a de plus ordinaire, à l'étage « classe affaires » de l'hôtel Gouverneur de Sept-îles — établissement défraîchi rempli des travailleurs de passage de l'industrie minière. Ébouriffée, Marois revient du piteux gymnase où elle a trouvé de quoi faire son exercice quotidien, elle qui aime commencer sa journée par 35 minutes de marche rapide sur un tapis roulant. Pour exécuter la mise en plis de madame, c'est Micheline Émond qui a été recrutée, une ancienne coiffeuse devenue secrétaire de la députée du coin, Lorraine Richard. Installées au petit bureau surmonté d'un miroir, entre le lit et la télé, les deux femmes placotent comme des voisines en évoquant le village de la banlieue sud de Québec où Marois a grandi.
Ses parents palliaient le manque de moyens par la débrouillardise et l'imagination, doublées d'une bonne dose d'affection. Sa mère faisait la couture pour la famille ; jeune femme, Pauline fera aussi la sienne. Son père (décédé en 1999) a bâti lui-même leur maison de brique rouge de Saint-Etienne-de-Lauzon — un « work in progress » où les Marois ont vécu pendant plusieurs années sans baignoire, entre des planchers de contreplaqué et des murs non finis dissimulés derrière des cartons. C'est lui qui réparait les électroménagers du voisinage : le garage de la demeure débordait de laveuses, de sécheuses et de tondeuses que Grégoire gardait pour les pièces. « II a été un recycleur avant le temps. Il ramassait des affaires dans les vidanges, des vieux clous, des vis, des chaises, des valises... c'a pas de bon sens, rigole Pauline Marois. Ma mère a fait sortir, je pense, six bennes de cochonneries de la cave quand il est tombé malade.» À l'époque où Pauline étudiait à l'Université Laval, il lui avait rafistolé un bazou, « une auto payée 135 piastres dont il avait refait le plancher avec des vieilles cannes d'huile qu'il avait défaites et soudées ensemble ».
C'était un authentique patenteux, un homme curieux et engagé qui souffrait de n'avoir terminé qu'une 4e année. Ce fut aussi ça, le choc de Jésus-Marie : le spectacle des inégalités qui façonnent les destinées. «Je me disais: « comment ça se fait qu'eux autres vont pouvoir faire des choses exceptionnelles dans la vie, seulement parce qu'ils ont des moyens ». Ça m'a beaucoup stimulée, dans le sens de me dire : qu'est-ce que je peux faire dans la vie pour lutter contre les inégalités ? Parce que c'est seulement où tu es né qui peut faire la différence, pas ce que t'as entre les deux oreilles, pas tes talents... Moi, ça me choquait beaucoup », raconte-t-elle entre deux bouchées de rôties pendant que Micheline l'asperge de fixatif. « Papa était un ouvrier, mais il était très intéressé par toutes sortes de choses dans la vie. Il lisait sans arrêt, il s'occupait toujours de cinquante-six affaires pour la municipalité. Et c'était comme si j'avais pris la mesure de ça: que si papa avait étudié, il aurait probablement fait des choses formidables, pis il aurait pu contribuer encore plus. » Cette révélation sera fondatrice du reste de son parcours.
Les mauvaises langues murmurent que, en parvenue typique, la fille du mécanicien n'a jamais appris à composer avec sa richesse. Son mari, Claude Blanchet, a fait fortune dans l'immobilier avant de prendre la barre de grandes organisations, comme le Fonds de solidarité des travailleurs du Québec et la Société générale de financement. Marois dit que l'argent est pour elle synonyme de liberté, un passeport qui lui évite de se sentir enchaînée à ses fonctions, une assurance contre la compromission. «Personne ne peut m'acheter. Ça me permet de m'investir complètement dans ce que je fais. Sachant qu'après j'ai une situation confortable, ça m'enlève un poids», explique-t-elle.
Certains Québécois, eux, n'ont pas tout à fait digéré le paradoxe de la travailleuse sociale millionnaire qui rêve de changer le monde en s'endormant dans son palace. La Closerie, cette immensité aux allures de château seigneurial que le couple s'est fait construire en 1994 à L'île-Bizard, sur un domaine d'un demi-kilomètre de long au bord de la rivière, n'a rien du luxe discret, disons. Maintenant que la propriété est vendue (le prix était fixé à sept millions de dollars), le couple déménagera bientôt dans un condo qu'il compte acheter dans le Vieux-Montréal — en plus de celui qu'il possède en Floride, de son appartement à Québec et de sa grande villa à Saint-Irénée, dans Charlevoix.
Selon les proches du clan, il règne pourtant une atmosphère conviviale dans la demeure surnommée par dérision « Moulinsart», par référence au château des aventures de Tintin. C'est une « maison ouverte « , comme dit Claude Blanchet, toujours pleine de monde, où les tablées de 10 ou 12 jeunes n'étaient pas rares à une époque. Les trois fils y ont vécu avec leur blonde pendant des années; des cousins, des camarades mal pris y ont été hébergés des mois durant. La mère de Claude, amputée d'une jambe, y a passé les dernières saisons de sa vie. « Pauline a pris soin d'elle, lui a changé les couches, l'a lavée », dit sa copine Catherine Pagé-Asselin. «Pauline et Claude, ce sont des gens extrêmement généreux. Ils ont utilisé leurs moyens pour aider un paquet de monde sans jamais s'en vanter. Elle a toujours été fidèle à ses racines, Pauline. Elle ressemble à sa famille », soutient son amie d'enfance Lucie Fréchette. Le couple est d'ailleurs fier de souligner que ses quatre enfants ont fréquenté l'école publique. (Catherine dirige aujourd'hui la Fédération de cheerleading du Québec, Félix enseigne l'éducation physique au primaire, François-Christophe est agent de recherche dans une entreprise de biotechnologie et Jean-Sébastien travaille dans la société de placement immobilier que dirige son père.)
Avec ou sans millions, le mantra de Pauline Marois est demeuré le même depuis le collège : faire en sorte que le plein potentiel de chacun puisse éclore, peu importe son milieu d'origine. C'était l'un des moteurs de la création des CPE et de l'implantation de la maternelle à temps plein pour les petits de cinq ans : compenser les iniquités de la vie, donner aux enfants vulnérables une meilleure chance de réussir en leur offrant le cadre stimulant auquel tous n'ont pas accès à la maison. « Je dis souvent que je suis entrée en politique pour deux choses : pour le pays et pour l'égalité des chances. Et ça reste très fondamental pour moi. Tout le monde devrait avoir la possibilité d'aller au bout de ses talents. »
Le rêve de l'indépendance — quoique certains mettent en doute son engagement à la réaliser depuis qu'elle a renoncé à l'obligation de tenir un référendum sitôt élue et a promis plutôt de «gouverner en souverainiste» — a pris racine chez elle à l'aube de la vingtaine, en Outaouais, où elle a vécu au début des années 1970, alors qu'éclatait la crise d'Octobre. C'est là-bas qu'elle a occupé ses premiers emplois en travail social, comme organisatrice communautaire auprès des démunis et des assistés sociaux de Hull. C'est aussi là que les « gros sabots » du pouvoir fédéral et « l'acculturation» des francophones lui ont sauté au visage. « C'est pour la souveraineté que je me suis engagée au PQ, dans les années 1970. Et c'est encore pour ça que je me lève le matin, affirme-t-elle. Une femme qui donne naissance au pays, ça serait intéressant ! »

L'AFFAIRE DUCEPPE

«Vous m'avez impressionnée cette année. Vous vous êtes tenue debout », lui a dit une femme d'un certain âge lors d'une activité de financement, à Sept-îles. Lumineuse, Marois se faufilait d'un sympathisant à l'autre, leur touchant doucement un bras ou une épaule, comme si ce ballet de poignées de mains était la chose la plus importante, la plus agréable et la plus facile du monde. « Tenez bon ! » lui a glissé un jeune employé d'un hôtel de Lévis où elle venait de présenter deux nouveaux candidats.
La persévérance de la « dame de béton » a touché des cordes sensibles dans la dernière année.
À force d'encaisser les gifles jour après jour pendant des mois, Pauline Marois en est venue à incarner, aux yeux d'une partie du public, la plus coriace résistante qu'ait jamais connue ce parti chamailleur, une insoumise chez les mangeurs de chefs. Au plus fort de l'orage, à l'automne 2011, pas une journée ne s'écoulait sans que quelqu'un réclame sa tête — y compris au sein de son propre caucus — et sans qu'on implore Gilles Duceppe, l'ancien chef du Bloc québécois fraîchement battu aux élections fédérales, de prendre sa place. Des ex-premiers ministres péquistes la blâmaient sur la place publique, des présidents d'associations militantes démissionnaient en cascade, on prédisait même l'anéantissement du parti. « La madame ne passe pas », répétait-on comme un disque rayé dans la famille péquiste.
Le soulèvement a commencé quand Marois s'est obstinée à défendre un projet de loi (parrainé par la députée péquiste Agnès Maltais) devant aider la ville de Québec à concrétiser son rêve de se doter d'un nouvel amphithéâtre, censé lui ramener une équipe de la Ligue nationale de hockey. Le projet de loi 204 — fustigé de toutes parts comme une manœuvre électoraliste sans-gêne — immunise contre les poursuites judiciaires l'entente confiant la gestion du futur édifice au conglomérat Québécor Média. Pauline Marois n'a jamais vu venir la levée de boucliers contre cette initiative. Trois parlementaires (Pierre Curzi, Lisette Lapointe et Louise Beaudoin) n'ont pas digéré de se la faire enfoncer dans la gorge, et leurs démissions, le 6 juin 2011, ont déclenché une réaction en chaîne qui a failli couler le parti et sa chef.
Quand elle parle des députés qui ont claqué la porte (il y en a eu six, dont une, Louise Beaudoin, est finalement rentrée au bercail ; un septième a été expulsé), elle les appelle « mes ouailles » d'un ton sévère et ses yeux se plissent en deux fentes qui trahissent son résidu de ressentiment. « Elle est très sensible à la trahison, Pauline, confie son amie de longue date Catherine Pagé-Asselin. Les gens sur qui elle compte qui tout à coup changent d'idée ou de camp, ça lui fait mal. »
 «Pauline sait comment le gouvernement fonctionne, comment travailler avec les fonctionnaires, dit Monique Jérôme-Forget. Elle est capable de prévoir les écueils. C'est un grand avantage. »
Marois revient toutefois sur ces événements avec une étonnante absence de pathos. J'ai beau chercher la meurtrissure dans son visage, je n'y vois qu'une sorte de sagesse endurcie, un regard analytique qui laisse peu de place à l'apitoiement. « II faut toujours avoir une perspective. Non, c'a pas été facile. Ça m'a choquée, blessée. Mais je pensais toujours à ce qu'il fallait faire pour garder mon monde ensemble, les rassurer. Je leur disais souvent: « Pensez-vous qu'on va avoir de meilleures politiques que le gouvernement qui est là? Oui. Bon, ben, tenons-nous, gardons le cap, pis on va finir par passer au travers. Quand on va être au pouvoir, il va y avoir des moments pas mal plus tough que ça, hein?"» m'explique-t-elle un matin de mai au son du séchoir, dans le minuscule salon de son coiffeur et «vieux complice» Serge Bergeron, à Québec. « Je me suis demandé si partir était la solution. Je l'ai évalué.
Gilles Duceppe m'a dit qu'il viendrait s'il était seul en lice. Mais il n'aurait pas été seul, parce qu'il y en a dans le caucus qui veulent être chef. Pis c'est légitime. Moi, j'ai aucun problème avec ça, d'ailleurs. Je l'ai dit souvent à Bernard Drainville. Je suis pas éternelle, le cimetière est rempli de gens irremplaçables. Mais si je m'en vais maintenant, qu'est-ce qu'on fait ? On recommence une course au leadership ? On va-tu refaire un autre congrès pour redessiner un nouveau programme? Non. Moi, je vais jusqu'au bout. J'étais prête à me rendre jusqu'à un autre vote de confiance. Cependant, c'est arrivé à deux ou trois reprises que je dise à mon mari : "Je pense que je passerai pas au travers, je vais peut-être finir par retourner dans mes fleurs. Mais je peux pas lâcher à ce moment-ci, compte tenu des conséquences que ça aurait." »
Claude Blanchet était aux premières loges pour observer le sang-froid de son épouse lors de leur marche rapide de trois kilomètres, qu'ils font tous les matins quand Pauline dort à la maison. « Je ne l'ai jamais vue en panique, m'a dit l'homme de 66 ans. Avec toute l'expérience qu'elle a acquise, elle est capable d'avoir du recul vis-à-vis des choses. Elle prend le temps de réfléchir aux différentes possibilités pour passer à travers une situation. C'est sa façon d'être.»
Et le projet de loi de la discorde ? La chef péquiste persiste à croire que, sur le fond, c'était « une bonne idée », semblable à «une quinzaine de lois déjà adoptées» (notamment pour protéger le contrat des wagons du métro de Montréal, accordé au consortium Bombardier-Alstom), qui a simplement servi de prétexte aux mutins pour quitter le bateau.
Il s'en est fallu de peu, cependant, pour que le parti sombre avec elle, selon certains observateurs. «À quelques heures près », dit Michel Hébert, chef de bureau à l'Assemblée nationale pour Le Journal de Montréal et Le Journal de Québec. C'est uniquement lorsque, en janvier 2012, Gilles Duceppe a renoncé officiellement à la remplacer (mis hors d'état de nuire par une manchette dévastatrice révélant de possibles irrégularités dans sa gestion des fonds publics à Ottawa) que l'orage s'est calmé, rappelle-t-il. « Les attaques ont cessé, parce qu'il n'y avait plus d'autre option. Des gens proches d'elle m'ont dit qu'ils allaient donner leur démission "demain ou après-demain". Le jour d'après, l'affaire Duceppe est sortie dans les médias et ceux qui devaient partir n'ont plus bougé, sinon pour applaudir à nouveau Pauline Marois. »
Seule sa ténacité l'a sauvée, croit Michel Hébert. « Le Parti québécois, c'est comme un taureau mécanique. Le gagnant est celui qui réussit à rester dessus le plus longtemps. »

« CAN YOU REPEAT THE QUESTION ? »

C'est loin d'être la première fois qu'elle survit à ses adversaires. Ses intimes l'ont toujours connue ainsi, résiliente et increvable. Au collège Jésus-Marie, la villageoise aux petits souliers « cheapettes » a réussi à s'imposer parmi ses camarades : non seulement elle a appris à parler et à s'habiller comme elles, mais elle est devenue leur leader, s'impliquant dans les tout premiers conseils des élèves et se faisant élire présidente de classe. « Quand on se sent un peu inférieurs au départ, on veut être déterminés et passer à l'avant. Quand on vient d'un milieu comme le nôtre, on a plus à prouver. On n'est pas venus au monde avec une cuillère en argent dans la bouche. On s'est développés nous-mêmes », explique son mari, Claude Blanchet, l'amour d'adolescence qu'elle a épousé à 20 ans. Ce fils d'un garagiste du village voisin, qui a ouvert son premier gaz bar avant d'avoir soufflé ses 18 bougies, s'était promis d'être millionnaire avant 30 ans. Il l'était à 32.
Le « taureau mécanique » s'est cabré dès le départ. En 1981, René Lévesque en personne avait téléphoné à Pauline pour la convaincre de se porter candidate dans la région de Québec (elle dirigeait alors le cabinet de la ministre de la Condition féminine, Lise Payette)... mais elle a quand même dû se prêter à une virulente course à l'investiture, qu'elle a gagnée seulement au second tour. Elle est restée en selle. En 1985, elle a brigué le leadership du parti contre des rivaux bien plus aguerris qu'elle — Pierre Marc Johnson, Bernard Landry et Jean Garon, entre autres. Une folie ! Contre toute attente, elle a terminé deuxième. Martine Tremblay se rappelle la stupéfaction des collègues devant le cran de cette novice* aux dehors angéliques. «Personne ne l'avait vue venir», raconte l'ancienne chef de cabinet de René Lévesque et de Pierre Marc Johnson, qui conseille Marois à l'occasion. «Quand on disait "Pauline la fine", c'est qu'on la voyait comme quelqu'un de très gentil. Son côté accessible et chaleureux, les gens s'en moquaient un peu à une certaine époque. Ils avaient l'impression que ça faisait d'elle une personne qui ne passerait pas au travers. Elle n'était pas du genre à défoncer les portes, c'était déjà la force tranquille qui fait son chemin discrètement, sans écraser personne, sans rien bousculer. En politique, on n'est pas habitué à cette façon d'avancer.» Le caricaturiste Serge Chapleau avait bien saisi les forces en présence : en pleine campagne, il avait dessiné Pauline Marois recroquevillée sur un misérable tricycle, rattrapant presque un Pierre Marc Johnson athlétique sur son vélo de compétition. « Jamais personne n'a pensé qu'elle irait chercher autant d'appuis. Ça a beaucoup étonné Lévesque, poursuit Martine Tremblay. La Pauline que tout le monde aimait est alors devenue quelqu'un d'autre aux yeux de tous. Quelqu'un avec qui il fallait compter. »
Vingt ans plus tard, la chefferie lui a de nouveau échappé, une défaite poignard aux mains d'André Boisclair qu'elle a avalée avec philosophie. «Elle avait réuni 200 personnes dans une pizzeria de Québec. On pleurait, pis c'est elle qui nous consolait avec son beau sourire, raconte son coiffeur, Serge Bergeron. Je te le dis sincèrement, je l'ai jamais vue déprimée. Jamais. »
À son arrivée à la tête du PQ, en 2007, Pauline Marois s'est cramponnée quand elle a fait rire d'elle à cause de sa maîtrise lamentable de la langue anglaise. Dans certains points de presse, elle arrivait à peine à aligner cinq mots d'anglais, même qu'elle en inventait de toutes pièces ! Jamais auparavant le PQ n'a eu un leader qui possède aussi mal sa langue seconde, ce que certains observateurs trouvent inconcevable pour quelqu'un qui aspire à faire entrer le Québec dans le concert des nations — et qui pourrait donc être appelé à mener des négociations fort délicates avec un Canada à majorité anglophone. Alors Marois a pris le taureau par les cornes. Elle s'est inscrite à un cours intensif dans une école de langues de Boston pendant ses vacances estivales, en 2008. Elle s'est mise à converser dans la langue de Mordecai Richler avec ses enfants, a suivi des leçons particulières avec une dame de Québec, et elle continue d'écouter la radio anglaise le matin pour se « faire l'oreille ».
Quand je l'ai entendue répondre en anglais lors d'une conférence de presse, début mai, à l'Assemblée nationale, j'ai tout de suite pensé à cette parodie signée Rock et Belles Oreilles où on voyait Guy A. Lepage déguisé en Pauline s'embourber dans ses vœux du Nouvel An in English un classique du genre. Cette fois-ci, devant les journalistes anglophones, la bonne élève s'est tirée d'affaire honorablement. « Son anglais s'est sensiblement amélioré, constate le chroniqueur politique Michel Hébert. Il demeure laborieux, mais ce n'est plus risible. » Reste que, à l'instar de François Legault, de la CAQ, un autre chef de parti qui massacre l'anglais à ses heures, elle a encore beaucoup de pain sur la planche avant de se dire bilingue.
Ses bagarres politiques, c'est souvent avec une bedaine énorme ou un bébé aux couches qu'elle les a menées. Dans le prospectus de sa première campagne, sous le slogan « Faut rester forts au Québec », on la voit, à 32 ans, serrer la main de René Lévesque dans sa robe de grossesse, enceinte jusqu'au cou : elle a accouché de son deuxième enfant, Félix, 11 jours après l'élection, alors que son aînée n'avait pas deux ans. Autant dire une révolutionnaire. L'Assemblée nationale n'avait connu que quatre femmes ministres avant elle; voilà qu'entrait au Cabinet une jeune maman qui devait gérer les gardiennes.
Les congés de maternité ? Connaît pas. À l'automne 1983, elle a clos les travaux d'un « comité sur les irritants » (chargé de faire rapport à René Lévesque de ce qui agaçait les gens dans son gouvernement) pour filer directement à l'hôpital, où elle a donné naissance à François-Christophe... non sans prendre le temps de signer les derniers documents qu'on avait livrés à sa chambre dans une mallette à combinaison secrète, par crainte des fuites vers les médias. Deux semaines plus tard, elle était promue du ministère de la Condition féminine à celui, beaucoup plus costaud, de la Main-d'œuvre et de la Sécurité du revenu. Et quand elle s'est lancée dans la course à la direction du PQ en juillet 1985, son petit dernier, Jean-Sébastien, était âgé d'une semaine. « Je l'ai déjà vue sortir d'une réunion du Conseil des ministres pour aller s'assurer que toutes les petites amies de sa fille avaient été invitées à son anniversaire », raconte Louise Harel.
L'argent est pour elle synonyme de liberté, un passeport qui lui évite de se sentir enchaînée à ses fonctions, une assurance contre la compromission. «Personne ne peut m'acheter», dit-elle.
Il faut dire que Marois a pu compter pendant presque toute sa carrière sur une nounou — Magali Théodore, une Haïtienne d'origine qui vivait encore jusqu'à récemment I sous le toit des Marois, à L'île-Bizard, où elle avait ses propres appartements — et sur un amoureux anticonformiste. À une époque où le partage des tâches ne faisait pas partie du vocabulaire, Claude Blanchet a supervisé les devoirs, lu les histoires avant le dodo, ramassé les bulletins à l'école, rencontré les profs. « C'est sans doute moi, des deux parents, qui ai été le plus proche de nos enfants », dit-il.
Encore aujourd'hui, Claude s'efface à son profit, selon un vieil ami. « II ne va pas aussi loin qu'il le voudrait en affaires pour ne pas lui nuire», soutient-il. Des soupçons de conflits d'intérêts ont plané sur le couple quand l'époux tenait les rênes de la Société générale de financement, l'ancien bras investisseur de l'État, de 1997 à 2003, au moment où l'épouse occupait les plus hauts échelons du pouvoir.

Consulter, puis trancher!

Irréductible, soit. Mais paradoxalement, pas encore débarrassée de ce doute qui l'a tourmentée chaque fois qu'elle a assumé de nouvelles fonctions (et qu'elle constate chez presque toutes les femmes qu'elle essaie de repêcher comme candidates). «J'ai toujours eu certains problèmes de confiance en moi, que j'ai résolus tranquillement, admet-elle. Il y a des jours où il y en a encore un peu. C'est pas mauvais, remarquez. On est moins arrogant. On n'est pas au-dessus de la mêlée en pensant qu'on sait toute pis qu'on est bon en toute. » C'est d'ailleurs cette insécurité, confie-t-elle, qui l'avait poussée dans la vingtaine à se doter d'une maîtrise en administration des affaires de l'École des HEC.
Sa première expérience de patronne, à 24 ans, comme directrice générale d'un des premiers CLSC du Québec, à Hull, l'a convaincue des vertus de l'humilité. (Elle avait insisté pour aplanir l'échelle salariale au maximum, dit-elle, réduisant son propre salaire et augmentant celui de la téléphoniste en conséquence.) « Ne pas se sentir menacé par plus fort que soi, j'ai appris ça tôt. Au contraire, ceux qui sont plus forts que toi peuvent t'aider à aller plus loin. Je le pratique beaucoup au cabinet, j'ai des gens très forts autour de moi. »
Ils étaient sept autour de la chef à afficher leur calme le plus olympien lors d'une réunion aux allures de course contre la montre, le 26 avril. Pauline Marois disposait de deux petites heures pour se préparer avant son affrontement avec Jean Charest dans le cadre de l'étude des crédits budgétaires. Dans la petite salle de réunion du parlement, il y avait des boîtes de poulet St-Hubert qu'on avait fait livrer pour dîner. Des pages et des pages de matière à réviser. Et une boss aux traits moins souriants qu'à l'habitude.
Sa salade de poulet engouffrée, elle lit à voix haute les allocutions composées par sa garde rapprochée, qui attaquent le gouvernement tous azimuts : crise étudiante, ressources naturelles, pertes d'emplois, défense de la langue française, dette publique, etc. Son rédacteur de discours, Stéphane Gobeil, un ancien conseiller de Gilles Duceppe, est visiblement fier de ses formules-chocs. La chef lui fait adoucir un verbe ici, retirer une hyperbole là, suggère des ajouts, qu'elle lui laisse le soin de rédiger: « II devrait pas y avoir une phrase où on dit que, oui, un gouvernement du Parti québécois va faire un plan de développement du Nord, mais qu'il va être au service des citoyens? demande-t-elle. Tourne-le comme tu voudras. »
«Le Parti québécois, c'est comme un taureau mécanique. Le gagnant est
celui qui réussit à rester dessus le plus longtemps»,
dit
le chroniqueur politique Michel Hébert.
 La tension est à vous nouer l'estomac. Jetant des coups d'œil anxieux vers la pendule dans le coin de la pièce, la patronne gronde gentiment son conseiller aux affaires économiques, Jean-François Gibeault, qui s'entête à la bombarder d'explications chiffrées : « Es-tu capable de me l'écrire simplement? Quand il y a trop de chiffres, tu sais, on perd le monde. Même moi, j'ai de la misère à te suivre ! » Les dernières minutes s'égrènent. On rebrasse encore un passage, on griffonne à la hâte une nouvelle conclusion. Et à tout moment, Marois s'enquiert: «C'est correct? Est-ce que ma réponse est bonne ? »
Que ce soit dans ses rapports avec son équipe ou pour définir de grandes orientations, Pauline Marois n'a rien d'une chef de meute ou d'une mandarine isolée dans sa tour d'ivoire. Sa plateforme électorale, par exemple, est le résultat de nombreuses discussions avec les députés, « le fruit d'un large consensus où on est arrivés à se convaincre les uns les autres », affirme-t-elle. « C'est très valorisant de travailler pour elle, soutient sa directrice de cabinet, Nicole Stafford. Elle a cet esprit d'équipe qui fait qu'elle s'abreuve de diverses idées avant de se faire sa propre opinion. Elle prend le temps de regarder tous les points de vue, de lire tous les documents, de rencontrer tout le monde. Mais une fois qu'elle a pris sa décision, c'est là qu'elle devient la dame de béton. Elle ne bronche plus, parce qu'elle s'est convaincue profondément. Mais elle ne s'engage pas rapidement. »
Autoritaire, elle? Pas pour deux sous, assurent ses proches collaborateurs. Elle serait même par moments trop conciliante, « trop maman », souffle l'un d'eux. Ne pas consulter son caucus avant de déposer le projet de loi sur l'amphithéâtre de Québec — l'élément déclencheur de la dernière crise de leadership —, c'était une erreur, a-t-elle reconnu publiquement, et ça ne lui ressemblait pas. Au contraire, c'est le fait de devoir imposer sa loi qu'elle a trouvé le plus difficile à assumer dans son rôle de chef: «Être obligée de trancher dans les conflits entre les gens, je réussis à le faire, mais j'avoue que j'aime pas toujours ça. Je déteste la chicane. Imaginez dans mon parti ! »

À suivre, troisième partie.




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« On va toujours trop loin pour les gens qui vont nulle part »
Pierre Falardeau
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« Quand nous défendons le français chez nous,
ce sont toutes les langues du monde que nous défendons
contre l'hégémonie d'une seule. » 
Pierre Bourgault
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