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samedi 18 juin 2011

UN AUTODIDACTE GÉNIAL...



Retrouvé dans mes archives, un article du journal Le Monde sur une réussite assez extraordinaire qui pourrait inspirer nos jeunes entrepreneurs et hommes d'affaires québécois...

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La fortune de monsieur Boussac

LE MONDE  - Paris, 12 juillet 2004
Il y a 50 ans...

Sa réussite aurait ravi Balzac. Il a tout  : l'influence, le pouvoir, la richesse. À 60 ans, cet autodidacte règne sur les filatures de coton et les champs de courses. Il incarne l'archétype du self-made-man.
C'est l'homme le plus riche de France. Mais voilà longtemps que sa couronne de roi du coton ne lui suffit plus. Il veut régner sur son pays, l'influencer et le régaler de ses conseils. alors, il organise des dîners, des chasses magnifiques où les faisans tombent du ciel par milliers. Heureux le chasseur invité au château de Mivoisin ! Près d'Orléans, Marcel Boussac, 65 ans, taille courte et joues roses, y reçoit comme un prince sur ses 3 600 hectares de bois et de champs coupés de rivières et d'étangs.
Chaque week-end, douze élus viennent se délasser en compagnie du maître de céans. Le programme est immuable : chasse, dîner en smoking autour de Fanny Boussac, seule femme admise en ces lieux, repos. Depuis quarante ans, le même menu, proche de la perfection, est servi : caviar, foie gras frais, dinde aux truffes et aux marrons, purée de céleri et de pommes, salade, sorbet Salamboo. Epargnons-nous la liste des vins...
L'avocat René Floriot trône et cingle l'assemblée de ses mots cruels. Le maréchal Juin, l'ambassadeur de la Russie soviétique Andreï Vinogradov, le banquier Jacques de Fouchier, le publicitaire Marcel Bleustein-Blanchet et le préfet Maurice Papon devisent aimablement. Nouveaux et ex-notables de la politique comme Paul Reynaud et Pierre-Etienne Flandin jouent à tour de rôle les commensaux graves et informés.
Boussac écoute. Il veut de l'information, vérifier des intuitions. De temps en temps, il lance : "Permettez !", et lâche sur un ton convaincu : "Pour la France, il faut un bon gérant." Une fois, une seule, un insolent se permet de lui répondre : "Mais, monsieur, vous prenez la France pour une bonneterie !" Le roi du coton dédaigne l'offense.
Son ami Edgar Faure, ministre inamovible de la IVe République, le consacre comme "l'un des hommes les plus influents de la France". Vincent Auriol, qui vient de quitter le palais de l'Elysée, tranche : "Il est parmi les plus intelligents du patronat, sinon le plus intelligent."
En cette année 1954, il se retrouve au faîte de sa puissance, et le magazine américain Fortune évalue ses biens à plus de 50 milliards de francs. Les chefs d'État du monde entier lui rendent visite. Pierre Mendès France, président du conseil à partir de juin, ne peut faire moins que de le recevoir. Quand Edgar Faure lui demande son impression, il soupire : "Il ne m'a pas laissé placer un mot." C'est que Marcel Boussac voulait lui faire la leçon. Il incarne la France qui gagne dans un pays en pleine reconstruction.Voilà quarante ans qu'il rachète des filatures et construit patiemment son empire pour habiller le baby-boom.
Qui se rappelle qu'il avait tout juste 21 ans quand il a fait fortune ? C'était en 1910. Ce fils d'un confectionneur-drapier, aidé par un large crédit paternel, avait quitté Châteauroux pour s'installer à Paris et se lancer dans le négoce du tissu. Le premier, il a l'intuition que les femmes adoreraient s'habiller avec des couleurs gaies. Sûr de lui, il dessine une collection qui décoiffe, commande des centaines de milliers de mètres de tissu et proclame la "révolution dans les fanfreluches".
Sa victoire est éclatante, le pactole fabuleux. En trois ans, le jeune Boussac se retrouve riche, propriétaire d'une Rolls-Royce, de l'usine Nomexy dans les Vosges et de son premier cheval de course...
Avisé, il noue une solide amitié avec le secrétaire général de la Banque de France, Albert Aupetit, qui l'initie, une fois par semaine, à la comptabilité et à la gestion. Tout le reste n'est qu'une cavalcade glorieuse. Les aléas de la conjoncture le dopent, les guerres lui servent de tremplin. De 1914 à 1918, il parvient à assurer la fourniture des uniformes de l'armée et la production des masques à gaz destinés aux "poilus".
Patriote ou profiteur ? Georges Clemenceau, le "Tigre" indomptable, devient en tout cas son ami. Et, dès la fin de la guerre, Boussac rachète douze usines dans les Vosges et une gigantesque filature en Pologne.
La paix sera une nouvelle victoire. Détenteur d'énormes stocks de toile d'avion, il imagine une chemise inusable à col souple. Tandis que les professionnels se récrient, il rachète pour rien leurs stocks aux Anglais et produit en masse la première chemise de couleur, à prix cassé, qui donne un sérieux coup de vieux à la sacro-sainte chemise blanche. Dans la foulée, il invente le pyjama, qui détrône la chemise de nuit. Le succès est phénoménal.
En 1929, la grande crise pourrait le faire trébucher. Mais il a compris qu'il lui suffit de vendre moins cher que ses concurrents pour se sauver. Mieux, ce capitaliste solitaire rachète toutes les usines de coton qui se présentent. Lorsque le Front populaire l'emporte, en 1936, il est prêt : l'augmentation générale des salaires accordée par le premier gouvernement Blum multiplie ses ventes. C'est son secret : l'art d'être toujours là.
Il sent tout, vérifie tout, contrôle tout. Ce patron est un tyran qui connaît chacune de ses usines, débarque tous les ans au débotté pour des visites d'inspection, étudie minutieusement le fonctionnement des métiers à tisser. Sans cesse, il houspille les ouvrières, les contremaîtres et ses directeurs pour que les malfaçons soient détectées et corrigées. Un tissu Boussac, pense-t-il, doit être impeccable. Une signature. Une garantie.
Sa puissance de travail impressionne. "Un patron se reconnaît à ceci, aime-t-il dire : c'est celui de ses employés qui travaille le plus." Lui déjeune sur le pouce, de deux côtelettes apportées par son chauffeur dans une gamelle. Son luxe : une biscotte enduite d'une confiture en provenance directe de ses terres de Mivoisin.
Anticonformiste à sa manière, il refuse obstinément de lire des notes ou des tableaux statistiques. Tout cela ne sert qu'à brouiller l'esprit, assure-t-il. Seuls comptent les discussions, les inspections sur le terrain. Il veut voir, entendre, et se repose entièrement sur sa mémoire. Lui seul, du reste, possède une connaissance complète de ses affaires et de sa comptabilité alors que son royaume s'étend sur 20 000 salariés et 52 usines.
Son empire industriel pourrait lui suffire, mais Marcel Boussac est un passionné polymorphe. L'amour des chevaux et des courses agit sur lui comme un puissant hypnotique. Depuis ses premiers achats, sur les conseils avisés du comte Gaston de Castelbajac, il possède la plus somptueuse écurie qui soit. La casaque orange et la toque grise, sa griffe, font la loi sur tous les terrains. Comme toujours, son sens du détail fait merveille. Il a son idée sur tout : le dressage, l'alimentation et même la manière de ferrer les chevaux.
Ce n'est pas un amateur, mais bien un professionnel. Il rafle tout avec insolence. Avec le temps, Boussac l'obstiné, Boussac le méticuleux, a acheté les meilleurs pur-sang, croisé les plus beaux cracks. C'est une passion, et c'est un commerce. Il scandalise les Anglais qu'il vient narguer sur leur turf tout en gagnant de l'argent.
Surtout, il est inimitable dans son comportement. Sa manière d'arriver au dernier moment en avion privé, de suivre avec ses jumelles son cheval, rien que son cheval, de se précipiter pour recevoir les premières impressions du jockey et prendre fièrement les rênes de son cheval sont uniques. Coiffé de son haut-de-forme gris perle, il est touchant et terrible.
LA seconde guerre mondiale le révèle tel qu'en lui-même : habile à nager dans toutes les eaux. Ses bonnes relations avec nombre d'officiers supérieurs allemands et avec le ministre de la production industrielle de Vichy, Jean Bichelonne, lui permettent de sauver ses usines et de continuer à payer son personnel. Mais son entregent trouve ses limites. Il est impuissant à lutter contre la convoitise des nazis pour Pharis, son plus bel étalon. Le crack est enlevé par un commando durant l'été 1941. Jusqu'à la Libération, Boussac considérera son cheval comme un prisonnier de guerre...
La Libération, précisément, offre de nouveaux horizons. La France est à reconstruire. Il est l'un des rares grands patrons debout : Louis Renault est déchu pour collaboration, Jean Prouvost (le roi de la laine) et François de Wendel (ancien président du Comité des forges) convalescents. Lui passe entre les gouttes, engrange les remerciements des rescapés de la déportation qui découvrent que leurs salaires ont été versés consciencieusement à leurs familles.
A nouveau, il hume la tendance et flaire juste. On lui présente un inconnu, Christian Dior, styliste disponible. Il écoute longuement ce dandy tranquille, qui a passé les 40 ans, et se laisse convaincre de créer une maison conçue exclusivement pour fabriquer du beau, du parfait. Pour la première fois dans sa vie de patron, Marcel Boussac donne carte blanche à un inconnu.
En juillet 1946, ses mannequins, vêtus de robes corolles et de vestes cintrées, défilent sur un podium tendu de soie grise. D'un coup, Paris - éclipsé durant la guerre par New York - redevient la capitale de la mode. Dior vient d'inventer le new-look. La presse l'encense. Une euphorie durable s'installe.
Boussac arrive presque au summum de sa gloire. Industriel admiré, propriétaire d'une écurie redoutée, il est consacré "roi du coton". Roi de la France des années 1950, de la consommation de masse, des années florissantes. Il s'offre alors l'un des plus forts tirages de la presse quotidienne parisienne avec L'Aurore. Sa diffusion égale celle du Figaro et dépasse de loin celle du Monde.
Son rêve de peser sur la politique, tout en restant en coulisse, est exaucé. Chaque matin, Robert Lazurick, directeur de la publication, vient lui rendre visite dans ses bureaux parisiens de la rue Poissonnière. C'est un ami, longtemps avocat et parlementaire socialiste, devenu journaliste. Ensemble, ils font le tour de l'actualité. Boussac ne dirige pas, il infléchit.
Son credo tient en quelques points : les polytechniciens et les inspecteurs des finances risquent de conduire la France à la catastrophe ; la pression fiscale étrangle les Français ; la rigueur et une dévaluation seraient bonnes pour la santé de l'économie.
L'Aurore, le quotidien des minorités et des rouspéteurs, lui convient parfaitement. Il s'exprime sans tenir la plume au travers d'un personnage qui place le bon sens au-dessus de tout : M. Dupont.
Mais dans les affaires, il innove. Fidèle à son image de patron paternaliste - strict sur les salaires, généreux sur l'entraide sociale - le voici lancé dans la fabrication de machines à laver américaines Bendix pour que ses ouvrières puissent souffler durant le week-end. La production commence au ralenti en 1950. En 1954, des milliers de "petites mains" des Vosges sont équipées. C'est du social et du... business ! Tout ce qu'il touche se transforme en or. Les commandes affluent.
Le soir, Marcel Boussac peut revenir satisfait chez lui, boulevard Maurice-Barrès, à Neuilly. Sa journée a été bien remplie. A l'aube, il a filé à Chantilly pour assister à l'entraînement de ses chevaux, puis consacré une heure à faire de la gymnastique avec son professeur particulier. Après la visite de Robert Lazurick, il a enchaîné rendez-vous, visites et signatures de contrats.
Maintenant, sa femme l'attend sur leur terrasse, où ils ont fait aménager une salle à manger intime. Là, dans ce boudoir suspendu, ils se retrouvent seuls. Ils n'admettent que la compagnie de la télévision ou de la radio. Ou celle de leur fille. Le dîner leur parvient par un monte-charge. Ils sont inaccessibles. Heureux.
Laurent Greilsamer

Pour en savoir plus
En 1954
- 4 février : le gouvernement adopte un plan de relance qui prévoit un net relèvement des bas salaires.
- 10 avril : loi instituant la TVA.
- décembre : 21 % des ménages possèdent une voiture, 8,4 % une machine à laver, 7, 5 % un réfrigérateur, 1 % la télévision.
Après
A partir des années 1960, la fin de l'empire colonial et l'ouverture des frontières européennes fragilisent l'empire de Marcel Boussac. Seul à connaître tous les rouages de son groupe, l'industriel néglige les avertissements. Ses principaux collaborateurs le quittent. Le rapprochement envisagé avec le roi de la laine, Jean Prouvost, ne se fait pas, et la chute se profile. Après bien des rebondissements, le groupe Boussac passe sous le contrôle des frères Willot en août 1978. L'industriel meurt le 21 mars 1980.
Bibliographie
- Comment ils ont fait fortune, Merry Bromberger, Plon, 1954.
   Un récit court et enlevé.
- Bonjour, monsieur Boussac, Marie-France Pochna, Robert Laffont   1980.
Une biographie complète et indispensable.
- La France de la Quatrième République, Jean-Pierre Rioux, Points-Seuil, 1983.
Une synthèse remarquable.
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Notre Québec désorienté a grandement besoin de créateurs avec de l'imagination et le sens de la solidarité nationale. Bien sûr, comme on peut le lire, M. Boussac a démarré sa carrière avec une jolie fortune, ce qui facilite les choses... Mais il avait certainement du génie, ce qui ne s'achète pas ! 

Or, beaucoup de nos jeunes Québécois ont du génie, plusieurs le démontrent ! Il leur appartient d'appliquer ce génie à des œuvres durables, au montage d'entreprises profitables à tous dans un esprit de solidarité nationale ouverte sur le monde, en étant infiniment soucieux d'exploiter nos ressources naturelles de façon intelligente pour notre avantage...
Le pays a besoin d'eux !

Complément :

BOUSSAC MARCEL (1889-1980)

Marcel Boussac naît le 17 août 1889. Sa mère quitte en 1892 son époux et la vie provinciale pour aller à Paris partager l'existence du poète Catulle Mendès. Après de brèves études – il quitte le lycée à seize ans –, le jeune Marcel s'initie aux affaires auprès de son père, drapier à Châteauroux. Il n'a pas vingt ans lorsqu'il arrive à Paris avec la coquette somme de 100 000 francs-or dans sa poche. Muni de ce viatique, il a l'idée, à une époque où les femmes s'habillent de sombre, de lancer la mode des tissus aux couleurs vives que vont lui fournir les industriels vosgiens. C'est la réussite, et son succès sera rapide : il acquiert sa première Rolls en 1913 et possède son premier cheval en 1914. (...)
                    Source : Encyclopedia Universalis

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LE DEVOIR  -  1910-2010
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DEMAIN – Hymne au Québec
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« Ce qui nous laisse petits,
    c'est la peur de devenir grands »
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